Nos dirigeants — puisqu’il faut bien les appeler ainsi — faute de diriger, tentent de se réinventer en créateurs de contenu. Résultat, comme toutes leurs actions par ailleurs : nous en mourons. Un ministre de la Santé, qui s’était déjà offert une séance photo à la réouverture d’un hôpital à Cité Soleil, alors qu’il n’existe aucune route sûre pour s’y rendre, s’est convaincu qu’il fallait renouveler l’exploit.

Lors de cette première « performance », il avait réussi à se rendre à Cité Soleil sous forte escorte policière, poser pour des photos, puis les poster en ligne. Quand on est un ministre fraîchement nommé en quête d’existence, avide de se faire voir, il faut faire plus grand. C’est le principe même de la création de contenu. Tout créateur vous le dira : il faut toujours repousser les limites, aller plus loin.

Cette fois, il a promis rien de moins que la réouverture du plus grand centre hospitalier du pays, situé dans une zone sous contrôle de gangs depuis des années. Un hôpital qui, rappelons-le, avait vu un Premier ministre fuir sous les balles alors qu’il déclarait, en direct sur une chaîne internationale, que la zone était sécurisée. Comme il fallait s’y attendre, les bandits ont attaqué avant même l’arrivée du ministre influenceur. Des journalistes présents pour couvrir l’événement ont été blessés, et au moins un a perdu la vie.

Je sais que cela ne sert plus à rien de demander, mais what the fuck is wrong with these people ? Depuis quand est-il acceptable de sacrifier des vies pour une séance photo ? Comment peut-on « rouvrir » un hôpital sans réfléchir un instant à la sécurité des patients, des journalistes, de tous ceux qui y travaillent — simplement parce qu’on a la chance de rouler sous escorte policière ? Mais je suppose que, oui, l’hôpital a bien rouvert. Parce qu’il faudra bien soigner toutes ces nouvelles victimes sacrifiées sur l’autel de l’ego d’un homme, d’un gouvernement, de conseillers-présidents en quête désespérée d’existence.

Nous vivons à une époque où la visibilité prime sur la responsabilité. La logique des réseaux sociaux s’est infiltrée jusque dans la sphère politique, transformant nos dirigeants en influenceurs de pacotille. Ce n’est pas une dérive propre à Haïti : des penseurs comme Christopher Lasch (La culture du narcissisme) ou Byung-Chul Han (La société de transparence) ont bien montré comment l’obsession de l’image et de l’exposition de soi devient un piège. Combien cette quête frénétique de validation extérieure étouffe toute substance, laissant place à un vide moral et intellectuel.

En Haïti, cependant, cette logique atteint un niveau de cynisme mortel. Ici, l’ego des dirigeants ne détruit pas seulement leur crédibilité — il tue.

À ces dirigeants, je ne souhaite qu’une chose : qu’ils vivent la vie qu’ils méritent.

6 réponses à « Mourir pour des vues »

  1. […] Santé, s’il avait voulu envoyer ces gens à la boucherie, n’aurait pas pu mieux s’y prendre. Des malheureux laissés à eux-mêmes, sans aucune garantie de sécurité, dans une zone contrôlée par les gangs, alors que lui, loin […]

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  2. Le ministre doit rendre des comptes pour ses actes. Cependant, il ne saurait en aucun cas être le seul responsable de ce drame. Il est impératif que d’autres coupables soient identifiés.

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  3. […] effectivement urgent, étant donné que la seule politique qui semble désormais exister céans est celle du spectacle. Hier, alors que toute la capitale retenait son souffle sous le sifflement des balles des gangs, […]

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  4. […] que, politique du spectacle oblige, la photo terminée, rien – ou presque – ne semble avoir changé. Un fait résumé par Le […]

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  5. […] galvanise une jeunesse avide de récits de souveraineté retrouvée. Dans l’ère de la politique-spectacle, il a compris — comme tous les influenceurs de notre temps — que lorsqu’on ne peut […]

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  6. […] nier sa mortalité. Avide de data, la Silicon Valley propulse, au nom du profit, une société où le besoin maladif de visibilité et d’auto-affirmation devient la […]

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Répondre à Un Conseil sans base, sans but… et à priver de budget – la loi de ma bouche Annuler la réponse.

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