Ce dimanche, de hauts gradés de la Police nationale d’Haïti ont lancé une « structure professionnelle et apolitique » destinée à renforcer la gouvernance sécuritaire du pays. Si votre première réaction est de vous demander si ce n’est pas déjà le rôle de la PNH, la réponse est oui. Si la seconde est de vous interroger sur les motifs qui ont pu conduire de hauts fonctionnaires à créer une structure parallèle pour accomplir leur propre mission, la question devient nettement plus intéressante.
L’interprétation la plus généreuse serait que la police nationale nétant pas suffisamment structurée pour remplir son mandat, cette nouvelle entité, fondée notamment par l’actuel Directeur général, Vladimir Paraison, chercherait à construire un capital professionnel en dehors de la hiérarchie normale. À quelles fins?
Pourquoi des inspecteurs généraux, commissaires et autres hauts responsables de la police prendraient-ils le risque d’affaiblir davantage une institution sécuritaire d’un État en déliquescence, dont la capitale est contrôlée à 90 % par des gangs ? Quelles motivations peuvent bien justifier la dilution de l’autorité et des lignes de responsabilité, y compris dans la chaîne de commandement, qui risque d’en découler ? Que se passera-t-il lorsque les hauts fonctionnaires impliqués dépenseront plus d’énergie dans l’association que dans l’institution qui les emploie, surtout lorsque le potentiel d’utiliser la première comme source de pouvoir informel deviendra plus clair et que la fragmentation de la seconde s’en trouvera accentuée ?
Certes, Haïti n’est pas le premier pays où des policiers forment une association de professionnels de la sécurité. Et, même si les résultats sont généralement peu probants, plusieurs initiatives de renforcement externe de la police sont nées, généralement sous l’égide d’organisations internationales, dans des contextes sécuritaires difficiles en Amérique latine (Guatemala, Honduras, Salvador), en Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Mali, Niger) ou encore dans les Balkans (Bosnie, Kosovo). Peut-être que l’idée vient de là, glissée par un « expert » à l’esprit Frankenstein, qui aurait omis de préciser qu’une fois le monstre créé, il finit souvent par générer une loyauté duale entre l’association et l’agence officielle et fragmenter cette dernière plus avant.
Haïti est toutefois le seul État où le leadership en exercice est directement impliqué. Comme il est de coutume dans notre pays spécial, la situation est sans précédent. Ces associations, même avec tous les caveats nécessaires, sont généralement fondées par des officiers à la retraite, des cadres intermédiaires ou des groupes mixtes dont le sommet de la hiérarchie officielle reste formellement séparé. Avoir le directeur général de la police nationale, accompagné d’une large portion du haut commandement, co-fonder une telle entité n’est certainement pas habituel. À cela s’ajoute la fragilité institutionnelle d’Haïti, qui rend les structures parallèles d’autant plus sensibles, mais surtout le signal symbolique extrêmement fort que constitue la création, par ses plus hauts responsables, d’un organisme chargé de « professionnaliser » ou « réformer » des fonctions qui devraient relever exclusivement de la PNH.
Le geste de ce dimanche communique implicitement que l’institution policière s’estime incapabale de remplir ses fonctions elle-même. Il existe là un véritable problème de gouvernance concernant les conflits d’intérêts, la loyauté, la chaîne de commandement et l’usage de l’autorité de l’État au profit de structures parallèles. Ces préoccupations pertinentes dans n’importe quel pays le sont davantage encore dans un État aussi fragile qu’Haïti. Plus le poste est élevé, plus l’exigence de loyauté exclusive envers l’institution l’est aussi. Si cette loyauté ne peut être garantie, peut-être que ces responsables ne devraient pas occuper de telles fonctions.
En 2019, un groupe de policiers anonymes a semé le chaos dans la capitale, opérant en dehors de la chaîne de commandement et utilisant des tactiques de perturbation pour influencer l’État. Connu sous le nom de Fantom 509, il a démontré à quel point la fragmentation de l’autorité peut se normaliser dans le secteur de la sécurité. Les situations diffèrent par leur ampleur et leurs intentions, mais elles partagent un schéma critique : des acteurs sécuritaires créant des structures organisées en dehors des canaux de commandement formels. Lorsque ce schéma apparaît au sommet même de la hiérarchie, le niveau de risque change radicalement. On passe d’éléments indisciplinés formant un groupe externe à un leadership institutionnalisant un groupe externe. C’est cette mutation qui rend la situation qualitativement plus grave.
Quand l’élite de la PNH construit une structure parallèle, elle signale que l’institution officielle est insuffisante pour atteindre ses objectifs. C’est précisément cette logique structurelle qui avait permis à des groupes comme Fantom 509 de revendiquer une forme de légitimité : si le leadership lui-même cherche des structures extérieures, pourquoi d’autres s’en priveraient? Si le DG, des IG et des commissaires peuvent former une organisation parallèle tout en étant en fonction, il devient presque impossible d’imposer une discipline crédible aux rangs inférieurs qui voudraient en faire autant, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Dans un État fragmenté, la légitimité est fragile, l’autorité doit être unique, et la chaîne de commandement sans ambiguïté. Une association externe dirigée par des responsables en activité brouille ces lignes. Elle normalise l’idée que la PNH a besoin de « quelque chose en dehors d’elle-même » pour fonctionner. C’est exactement le même réflexe institutionnel qui a permis l’émergence de Fantom 509 — simplement à un autre niveau de la hiérarchie.




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