Le dépôt de plainte de Fabrice Rouzier contre Joé Dwèt Filé, Burna Boy, Tonton Bicha et d’autres, pour plagiat déchaîne les passions. Là où certain·e·s voient une action légitime, d’autres y lisent une énième haïtiânerie empêchant “la culture” de s’exporter et de take over the world. Les débats vont même plus loin, jusqu’à soulever la question de la couleur — et, avec elle, celle de classe. Je n’entends guère trancher ici. Ce sera le travail du juge américain en charge de ce dossier impliquant au moins trois artistes haïtiens — vivant en Haïti , en France et aux États-Unis — autour d’une chanson tirée de la tradition haïtienne du twoubadou. Ce billet est plutôt prétexte à une réflexion sur le droit d’auteur et le patrimoine collectif. Car, au-delà du tumulte médiatique et de la légitimité de défendre son travail, cette affaire pose une question bien plus profonde : qui possède ce qu’un peuple a produit collectivement ?

L’histoire de la propriété intellectuelle mondiale est d’abord celle d’un pillage légalisé. L’Occident a longtemps nommé “découverte” ce qui relevait d’une capture de savoirs. Des routes maritimes, aux cartes, aux plantes médicinales — de l’ayahuasca amazonien à la nigelle, en passant par les fameuses “baies miracles” ou, encore, la stevia, par ailleurs au cœur d’une accusation d’appropriation illégale de terrains à Savane Diane. Le brevetage du vivant va des savoirs indigènes transformés en brevets aux matériaux génétiques comme ceux prélevés sans consentement sur Henrietta Lacks pour produire la première lignée cellulaire humaine immortelle. Les « curiosités » de l’époque coloniale sont devenues les découvertes patentées d’aujourd’hui. Le tout intégré à des régimes de droit qui, tout en prétendant à l’universalisme, ne reconnaissent ni l’oralité ni la multiplicité des auteurs.

La culture dite populaire n’y échappe pas : Disney a bâti un empire sur l’appropriation de contes du monde entier (généralement anonymes et oraux), en les redessinant à sa manière, puis en verrouillant toute nouvelle adaptation pendant des décennies. L’entreprise continue de produire des remakes insipides uniquement pour empêcher leurs chefs-d’œuvre animés de tomber dans le domaine public, et ainsi continuer à générer des fortunes en recyclant ce qui appartient déjà à la sphère commune. La question en devient celle de la création. À quoi tient-elle ? À l’intention ? À l’interprétation ? À l’inspiration ? Où commence le droit d’auteur, et où finit-il ? Que reste-t-il à protéger, et pour qui ?

(Re)popularisée par le projet Haïti Twoubadou dirigé par Fabrice Rouzier, la chanson Je Vais n’est pas une composition originale de 2002. Une version antérieure a été enregistrée par le groupe Les Frères Dodo, composé de Beni, Lenor et Lucien Jean — figure emblématique du twoubadou haïtien, et qui a d’ailleurs pris part au projet Haïti Twoubadou. Quant à la blague 4 kanpe, reprise par Daniel “Tonton Bicha” Fils-Aimé dans la chanson éponyme de Joe (Dwèt Filé) Gilles, il s’agit d’un trait d’humour populaire déjà capté au moins une fois auparavant par le feu célèbre conteur Bâteau Louis, alias Ti Bato. Tonton Bicha, lui-même humoriste, avait repris cette blague dans sa participation à Je Vais, dans le cadre du même projet. C’est cette chaîne de reprises, d’hommages et de réappropriations — somme toute caractéristique du vivant culturel haïtien — qui se retrouve aujourd’hui au cœur d’une procédure judiciaire aux États-Unis.

Déposé le 22 avril 2025 devant la Cour de district de l’Est de New York, le dossier Rouzier et al. v. Gilles et al. (n° 1:2025cv02226) met en cause plusieurs parties, dont Joé Dwèt Filé (Joe Gilles), Burna Boy (Damini Ogulu), Daniel Fils-Aimé (Tonton Bicha), DF Empire, Atlantic Records et Universal Music Publishing France. Les plaignants — Fabrice Rouzier et la société B.E. Relations LLC — y allèguent une infraction au droit d’auteur portant sur la chanson Je Vais, qu’ils estiment avoir été illégalement utilisée dans les morceaux 4 Kanpe et 4 Kanpe II, produits en 2024 et 2025.

Selon la plainte, 4 Kanpe reprendrait sans autorisation des éléments substantiels de la version enregistrée par Rouzier : des paroles, des lignes mélodiques, mais aussi l’ambiance sonore et des éléments visuels associés au clip vidéo. Un échange préalable aurait eu lieu entre Rouzier et Gilles, au cours duquel ce dernier aurait reconnu avoir utilisé la chanson sans autorisation, sans que cela ne mette fin à l’exploitation de l’œuvre. La sortie de 4 Kanpe II, avec la participation active de Burna Boy, serait ainsi venue aggraver la situation. Rouzier réclame des dommages compensatoires et punitifs, ainsi que la destruction des contenus incriminés.

Dans les faits, ce qu’on demande donc au juge, c’est d’établir s’il s’agit d’un vol ou d’un héritage collectif repris et remis au goût du jour. La question, plus qu’esthétique ou morale, est juridique. Et elle met en lumière les limites du droit d’auteur tel qu’il est conçu dans les systèmes occidentaux : un droit qui s’appuie sur la figure de l’auteur unique, la date de création, et une idée d’originalité radicale. Mais que fait-on, dans ce cadre, des œuvres construites sur la mémoire, l’oralité, la répétition et l’enrichissement communautaire ?

En Haïti, il suffit d’écouter deux heures de radio ou d’assister à une veillée pour entendre des chansons qui s’appuient sur des proverbes, des formules rituelles, des blagues connues ou des motifs mélodiques transmis de génération en génération. Panama m tonbe, interprétée par Lumane Casimir, appartient-elle exclusivement à cette grande dame de la musique haïtienne ? Ou est-elle propriété de la mémoire collective des paysans exilés, dont les chants de départ et de désespoir ont nourri cette mélodie ? Et quand la chanson Ibo Lele est utilisée dans le film Philadelphia (1993) de Jonathan Demme, dans quelle mesure reconnaît-on — ou efface-t-on — la profondeur rituelle, historique et collective de ce chant, né d’une mémoire afro-haïtienne bien plus ancienne que l’arrangement rock-vodou qui le rend audible pour Hollywood ? Qui possède alors cette musique ? Le groupe qui l’interprète ? Le réalisateur qui l’utilise ? Le peuple qui l’a portée pendant des siècles ?

Le débat est profond et mondial. Au Brésil, les chants afro-brésiliens du candomblé ont été samplés par des artistes internationaux sans reconnaissance ni rétribution ; au Mali, des griots ont vu leurs chansons reprises et enregistrées à l’étranger sans contrepartie ; en Nouvelle-Zélande, les Maoris ont dû créer des bases de données culturelles pour empêcher l’appropriation commerciale de leurs symboles, de leurs motifs et de leurs récits. Il est là un enjeu fondamental. À force d’imposer des cadres de propriété privée sur des créations nées du collectif, on risque d’effacer la contribution de celles et ceux qui créent sans jamais signer. Les grands-mères, les marchandes de rue, les chanteurs de rara, les vieux messieurs à guitare, les jeunes à freestyle, les comédiens de province, les sanba des lakou. Ceux qui n’ont ni SACEM, ni BMI ni ASCAP, mais qui nourrissent notre imaginaire, enrichissent notre langue, et perpétuent notre culture.

Il importe que le travail des artistes soit protégé. Ils y mettent du temps, de l’intelligence, de l’amour, de la technique, de la sueur. Trop souvent, on applaudit l’œuvre mais on laisse mourir l’artiste. Et c’est vrai que, trop souvent, atis yo mouri pòv. La culture haïtienne regorge de voix admirées, reprises, copiées — mais oubliées ou abandonnées de leur vivant. Lumane Casimir en est l’exemple le plus poignant : adorée du peuple, muse des folkloristes, et pourtant morte dans la misère. Carole Demesmin lui a consacré une chanson bouleversante, Lumane Casimir, qui rappelle sa solitude, sa dignité et son effacement.

Ce blogue est en copyleft et sans publicité, mais je n’en vis pas. Par choix. Mais ce n’est pas un modèle viable. Et si les paroles, les arrangements, les productions du projet Haïti Twoubadou – l’une des plus belles et plus ambitueises anthologie de la musique haïtienne – ont été utilisés sans autorisation, alors compensation il doit y avoir. Je ne sais pas dans quelle mesure le projet avait balisé ces questions à l’époque, mais je veux croire que M. Rouzier a fait ce qu’il fallait pour reconnaître les droits de tous·tes les artistes impliqué·e·s.

L’art nous appartient à tous·tes, tout comme la terre et ses ressources. Mais dans le monde individualiste et capitaliste qui est le nôtre, tout appartient à celui qui l’a revendiqué le premier — ou su en garder le contrôle. Et tant que l’artiste n’aura que son art, il faudra bien qu’il y ait des droits. Mais que se passe-t-il quand l’artiste, c’est le collectif ?

2 réponses à « Qui possède “Je Vais” ? »

  1. Avatar de Ronaldandrea Paul
    Ronaldandrea Paul

    La justice élève une nation ?

    J’aime

  2. […] Richard A. Morse, sa femme Lunise et leur groupe de musique racine, RAM, dont la chanson Ibo Lele finira en bande-son du très hollywoodien […]

    J’aime

Répondre à Sauver, d’urgence, le contenu du MUPANAH – la loi de ma bouche Annuler la réponse.

Trending