Au XVIe siècle, le génocidaire Bartolomé de Las Casas — le « bon père Las Casas », « ami des Indiens » pour celleux qui ont grandi avec les manuels des Frères de l’Instruction Chrétienne — proposa d’importer des Noirs africains, plus forts, plus solides, plus résistants que les populations autochtones fraîchement génocidées, afin de maintenir l’économie coloniale en marche.
La logique est simple, pratique, récurrente : détruire un groupe, le remplacer par un autre, au service d’un capital jamais rassasié, selon une mécanique bien rodée où toute résistance est aussitôt taxée de sauvagerie, d’agressivité ou de « wokisme ». Ce mécanisme de remplacement résonne encore aujourd’hui — au Xinjiang, par exemple, où les Ouïghours voient leur culture, leur langue et leur religion systématiquement effacées et remplacées par des modèles han-chinois « harmonieux », ou en Palestine, où l’effacement d’un peuple accompagne l’installation d’un autre, le tout justifié par un récit religieux, messianique et colonial.
Ce qui s’est passé il y a une semaine à Marchand-Dessalines n’est donc pas un simple fait divers. Lorsqu’un pasteur chrétien, accompagné de missionnaires étrangers, entreprend de démolir un fort vieux de plus de deux siècles pour y construire une église, il ne s’agit ni d’un banal acte de vandalisme ni d’une simple violation de l’article 215 du Code pénal. Ce qu’ont fait Bersony Antoine et ses ouailles au Fort Innocent est un acte de guerre culturelle, un prolongement contemporain des logiques coloniales visant à effacer nos traces, détruire notre mémoire et nous convaincre — encore et toujours — que nous ne valons rien.
Ces chrétiens — même haïtiens, et peut-être surtout haïtiens — qui proposent de raser un symbole de notre émancipation sous prétexte qu’il serait « habité par le diable » s’inscrivent dans une très longue histoire d’effacement, d’effraction coloniale et de haine institutionnalisée contre Haïti et les Haïtiens, bien au-delà des rivalités religieuses. Érigé sur ordre de Jean-Jacques Dessalines, le Fort Innocent faisait partie d’un vaste système national de fortifications défensives conçu par le fondateur de la nation pour protéger et consolider une indépendance arrachée au prix de douze ans de lutte et de la mort de la moitié de la population noire de l’île. écider de sa destruction n’a rien d’anodin.
Construits dans le sillage de la geste de l’indépendance, ces forts visaient à asseoir la souveraineté de la jeune nation face à la menace bien réelle d’un retour des Français — avant que ces derniers ne trouvent la très bonne idée de nous imposer une rançon de l’indépendance de 90 millions de francs-or, anéantissant du même coup notre économie naissante. À ce fort destiné à défendre l’Artibonite, Dessalines donne le nom de son fils, Innocent Dessalines — comme pour mieux souligner l’importance de cette construction dans l’avenir d’une nation dont il se voyait comme le Père. En se proposant de le détruire, c’est à cet avenir même que s’attaque le pasteur Bersony Antoine. À l’instar des gangs qui détruisent le pays par les armes, le “prophète” détruit la nation par la Bible.
C’est une stratégie coloniale éprouvée. Dès la fin du XVe siècle, avec le soutien explicite de chefs d’État très très chrétiens et les bénédictions répétées de religieux très très saints, les missionnaires précèdent ou accompagnent les conquêtes. Éclaireurs, agents culturels, facilitateurs d’asservissement, ils sont l’avant-garde de l’entreprise coloniale, chargés d’asservir les esprits (le logiciel), pendant que d’autres s’emploient à contrôler les corps (le matériel).
Lorsqu’un pasteur haïtien, poussé par des étrangers, détruit un monument historique pour le remplacer par une église, il ne commet pas qu’un crime contre le patrimoine : il pose un acte d’autodestruction. Il manifeste à quel point nous avons intériorisé le mépris du monde pour ce que nous sommes. Et, tels des drones amnésiques, nous répétons que nous n’avons jamais rien fait, jamais rien produit. Zombies sans sel, sans culture, sans mémoire ni racines, nous errons sur notre propre territoire, écrasés par un malinchisme si profond qu’il nous fait haïr ce qui est nôtre et embrasser ce qui ne l’est pas.
C’est là un procédé classique du colonialisme missionnaire : démoniser les croyances, les lieux, les symboles d’un peuple pour justifier leur destruction. « Nettoyer » un fort prétendument habité par le diable n’a rien d’un acte spirituel — c’est une opération politique. En détruisant le Fort Innocent, ces missionnaires et leurs relais locaux poursuivent un objectif précis : rendre Haïti illisible à elle-même, effacer les preuves matérielles de sa grandeur, de son héroïsme, de sa souveraineté.
Depuis plus de deux siècles, le discours dominant sur Haïti la décrit comme un pays maudit, voué au chaos. Ce qu’il tait, ce sont les campagnes de haine systématiques qui, sciemment, ont effacé nos repères, volé nos symboles, tué nos héros… au point que cette haine est devenue nôtre. Lorsqu’un Haïtien détruit un fort érigé par Dessalines pour le remplacer par une instiution à la gloire du dieu du maitre, c’est le colonisé qui termine le travail du colon.
Un mandat d’amener a été émis contre le « prophète » Bersony Antoine, mais le scandale dépasse largement sa personne. Reprenant à son compte le mythe — entretenu depuis des décennies par les missionnaires évangélistes américains — d’une indépendance haïtienne acquise par un pacte avec le diable, il aurait publiquement fait le serment de raser tous les forts du pays, qu’il prétend habités par des « dyab », pour les remplacer par des églises, afin de « purifier » ces lieux de mémoire. Et n’est-ce pas là le signe le plus évident du caractère profondément politique de ces actes ? Qu’on ait réussi à faire passer la seule révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire moderne pour une œuvre satanique. Que le refus de l’esclavage, le choix de l’émancipation, soient encore aujourd’hui associés au diable — pendant qu’on bénit les maîtres, leurs livres et leurs dieux.
Il existe une ligne droite, parfaitement continue, de Las Casas — qui, face à l’extermination des Indiens, propose cyniquement d’arracher des êtres humains au continent africain — jusqu’aux missionnaires d’aujourd’hui, qui, au nom d’un salut chrétien, veulent nous arracher à notre propre histoire.





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