Ces temps-ci, je (ra)mène les hommes dans ma vie à la poésie. Deux d’entre eux, avec toute la grâce ou l’inquiétude qu’implique cette rencontre, lisent en ce moment un recueil de mon poète préféré : Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Mais il est un autre homme, imposé, non choisi, qui s’est introduit dans ma vie, me refusant obstinément la douce quiétude de pouvoir l’ignorer : Jimmy Cherizier, alias Barbecue. Et, il me semble que, s’il est un homme qui mériterait, au plus haut point, d’être introduit à Rimbaud, c’est bien lui. Pas seulement parce qu’il nous fait vivre un enfer, mais parce que l’introduction du recueil semble avoir été écrite pour lui, un siècle et demi plus tôt.

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.

Lorsque Cherizier parle de son enfance, de sa vie d’avant, il commence par évoquer sa mère et son fameux poulet grillé, dont il aurait tiré son surnom de guerre : Jimmy Barbecue, pour le distinguer des autres Jimmy du quartier, parce que sa mère en vendait et qu’il l’aidait. Il en parle avec une nostalgie pittoresque, en des termes presque idylliques, comme s’il partait, souvent et sans succès, à la recherche de ce festin perdu, bien loin du chaos et de l’effroi qu’il incarne aujourd’hui.

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.

On l’imagine aisément entrant dans la police, plein d’espoir et d’idéaux, pour se retrouver face à la corruption, à l’injustice, à des politiques qui manipulent et exploitent – bien avant la tragique opération à Martissant, qui achèvera de détruire toute illusion. Pendant des années, le policier Cherizier s’est retrouvé, de façon plus ou moins officielle, attaché à des élus ayant trouvé refuge dans la politique pour protéger des affaires peu licites. Ayant fait ses classes auprès de tels maîtres, on ne peut s’étonner qu’il ait « gradué » chef de gang suprême aux visées vaguement politiques.

Je me suis armé contre la justice.

Cherizier blâme les suites du 13 novembre 2017 pour son passage de l’autre côté, et peut-être n’a-t-il pas complètement tort. Désavoué par la MINUJUSTH, abandonné par la police, Cherizier a (re)pris les armes, autrement. Il a tourné le dos aux forces de l’ordre pour se placer à la tête du désordre, fédérer les gangs et se déclarer en guerre contre un système qu’il juge corrompu. Le voilà, rebelle, se forgeant sa propre version de la justice qui en devient, amère, sanglante.

Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!

Dans ses discours, l’ancien policier est un homme trahi, un patriote dont le trésor – la Patrie – est en cours de destruction par des élites corrompues, oligarques et politiques puants, et des forces étrangères. Sa rébellion se veut offrande à la haine et à la misère, même si – et surtout quand – ce sont les puent-fort, sacrifiés traditionnels de nos inégalités, qui en paient le prix. Cherizier et son trésor s’enfoncent plus avant dans la boue des crimes et des violences. Il a cessé de donner le change. Il continue de se présenter comme le protecteur des zones abandonnées par l’État mais il ne convainc plus personne.

Au fil des années, il est allé de plus en plus loin : rackets, massacres, fédération des gangs pour la première fois dans l’histoire du pays. Une transformation totale, d’où tout espoir s’est évaporé, remplacé par la brutalité et la survie jusqu’à devenir le visage même de la terreur; chaque acte le poussant plus loin dans une spirale où la férocité a pris le dessur sur toute autre émotion. Avec Viv Ansanm, sa rhétorique se fait chaotique, désordonnée, presque désespérée. Son rêve révolutionnaire s’effrite, laissant place à un homme embourbé, incapable de s’extraire de l’air vicié qu’il a créé et doit désormais respirer.

Chaque vers de Rimbaud semble anticiper son parcours. De son passage à des crimes de plus en plus importants (« Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce ») à ses appels frénétiques sur les réseaux sociaux pour une révolution qui semble plus folle qu’idéale (« Le malheur a été mon dieu. Je me suis séché à l’air du crime. »), Cherizier s’est enfermé dans un cycle infernal qu’il alimente tout en s’y consumant.

Ses rêves d’amnistie résonnent avec le cri désespéré du poète, ou de façon plus juste, de celui qu’il incarne : « Or, tout dernièrement, m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! j’ai songé à rechercher le clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. » Mais Cherizier lui-même sait que ce rêve est vain. Ses messages vocaux le confirment : il ne se fait aucune illusion sur son avenir. Dans ses diatribes sur les réseaux sociaux, entre menaces et appels à le rejoindre dans sa « révolution, » il semble chercher désespérément à revenir à un temps où il croyait encore en quelque chose, où il avait une cause plus grande que lui-même.

Une phrase semble sceller son sort : « Tu resteras hyène, etc…. Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »  Cherizier sait qu’il mourra chef de gang, emprisonné dans le rôle qu’il s’est taillé par le sang et les crimes. Ah! j’en ai trop pris: – Mais, cher Satan, je vous en conjure… écrit Rimbaud qui n’offre ni rédemption ni condamnation, seulement un miroir. Comme Rimbaud, Cherizier semble condamné à écrire – ou plutôt enregistrer – un carnet de damné.

L’intemporalité de Rimbaud nous hante ici. Ses mots habillent un personnage comme Jimmy Cherizier, non parce qu’ils décrivent des événements spécifiques, mais parce qu’ils capturent l’essence des cycles humains de grandeur et de chute, de révolte et de damnation. C’est peut-être pour cela que, dans ma tête, cet intrus qu’est Cherizier doit être présenté à Rimbaud. Et, peut-être, ceux qui sont les témoins captifs de sa violence aussi.

Rimbaud, par son honnêteté sans fards, nous rappelle que le tragique de l’histoire humaine se répète, à travers les siècles, les contextes et les gens. Un peu comme, l’année dernière, après la première crise de panique de ma calme et tranquille vie, j’ai finalement compris Nuit de l’enfer. L’admiration que j’en avais depuis l’âge de 10 ans s’est transformée en lien de parenté. Pour la première fois de ma vie, je ressentais le tourment viscéral, la désorientation et le désespoir de survie de cet adolescent qui vécut en quelques années ce que d’autres mettent des vies à vivre.

Le poète, en quelques lignes, nous offre un miroir reflétant le chaos intérieur et le combat universel pour en sortir. Faire (re)lire Rimbaud est ma manière de (ré)introduire ses (nouveaux) lecteurs à leur humanité, à cette part d’eux-mêmes que seul son génie franc, incisif et déroutant parvient à révéler. C’est ma façon de transmettre ce que j’ai appris de ce jeune homme dont une pré-adolescente s’est éprise dès le premier vers : la franchise brutale, l’introspection douloureuse et cette étrange liberté qui naît de l’acceptation du chaos.

3 réponses à « Une Saison en enfer pour Jimmy Cherizier »

  1. Avatar de Siess Marie-France
    Siess Marie-France

    J’ai beaucoup aimé votre réflexion sur Barbecue en vous inspirant de Rimbaud.Vous avez un réel talent.Encore une fois, félicitations !

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  2. […] fait une découverte magnifique : vous arrivez encore à me surprendre. Je pensais que ma petite analyse de Barbecue via Rimbaud n’intéresserait que moi. Après tout, qui s’attend à voir l’univers terrible de Jimmy […]

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  3. […] et des institutions fortes, cette liberté chèrement acquise, se transforme en chaos, en une spirale où chacun agit selon son propre intérêt, au détriment du bien […]

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