Les affaires courantes peuvent courir longtemps

Votre blogueuse a failli intervenir sur une chaîne internationale ce matin, puis les dieux sont intervenus. Elle est revenue à la raison et a annulé l’entrevue avec ses excuses les plus profondes. J’avais des choses à dire. Je m’étais réveillée avec plusieurs journalistes internationaux dans mon WhatsApp. J’avais dit non aux autres, mais l’une d’entre elles ne semblait pas avoir la curiosité morbide, et, comme je l’ai déjà mentionné, j’avais des choses à dire. Puis, je me suis rappelée. J’ai un blogue pour exprimer les choses que j’ai à dire. Je vais les dire donc. Sur mon blogue. Où personne ne me voit. Même si j’avais choisi un beau blazer italien pour mon passage à la télé et qu’il m’allait fichtrement bien. Mais bon, mal du public et tout ça.

Comme vous le savez, je préside une association de défense, liée à un mouvement populaire de lutte contre la corruption et l’impunité, qui milite pour une citoyenneté haïtienne plus active et engagée. Notre position sur Ariel Henry a toujours été qu’il était un chef d’État illégitime, placé là par la communauté internationale en violation totale des lois et de la Constitution haïtiennes. Le Dr Henry est également arrivé au pouvoir à la suite de l’assassinat de Jovenel Moïse, qui se trouvait dans une crise constitutionnelle largement fabriquée, contestant son mandat présidentiel jusqu’à ce qu’il soit brutalement tué le 7 juillet 2021. Et maintenant, avec la démission de Henry, nous continuons la crise en nommant un Collège Présidentiel avec, pour la plupart, les mêmes acteurs qui nous ont valu la situation actuelle.

Ce n’est pas la première fois que nous optons pour une forme collégiale de gouvernement après une crise. On évoque le Conseil National de Gouvernement après le départ de Jean Claude Duvalier du pouvoir, mais une meilleure référence pourrait être le Conseil Exécutif de Gouvernement juste avant François Duvalier, son père. Nonobstant le parfait rappel ou peut-être à cause de cela, il y a aussi le sentiment que nous sommes pris dans une récurrence nietzschéenne, une boucle infinie de crises faites main où nous recyclons les mauvaises solutions pour ne jamais avoir à travailler sur les problèmes réels: l’inégalité intrinsèque au système de gouvernance haïtien et le rôle de la corruption, et surtout de l’impunité, dans son maintien.

Les gangs, pardon, les groupes armés à qui nous devons l’exil temporaire forcé d’Ariel Henry, participent du maintien de ce système. Les négociations de la CARICOM à la Jamaïque ne semblent pas particulièrement les concerner, et les médias internationaux en ont pris note. Ils veulent savoir ce que ces messieurs pensent du (futur) Conseil présidentiel. Ils attendent Jimmy Cherizier, alias Barbecue, devenu ce week-end, à tout le moins sur X, le grand leader cannibale de la révolution. Des rumeurs dans les salles de presse internationales laissent entendre qu’il a le soutien de la population haïtienne. Il ne l’a pas. C’est un criminel qui a fédéré des criminels qui, depuis cinq ans, tuent, violent, pillent, extorquent, et maintiennent généralement dans la terreur la plus brutale un peuple exsangue, à la tête coupée, qui n’espère plus porter de chapeau. Mais le récit est prégnant. Un leader cannibale nommé Barbecue à la tête du pays le plus pauvre et le plus noir de l’Amérique, c’est stérétotypique, c’est sexy, c’est vendeur.

Maintenant qu’Ariel Henry a démissionné, il va gérer les affaires courantes en attendant la création d’un conseil présidentiel composé de sept membres et de deux observateurs qui devra ensuite former un gouvernement. Certes, il est une certaine ironie à voir Ariel Henry, qui insistait à son arrivée au pouvoir que le pouvoir n’était pas collégial, démissionné pour faire place à un pouvoir collégial. Cependant, même en étant bloqué à l’extérieur, Ariel Henry et son gouvernement restent ceux qui dirigent les affaires du pays. Du reste, techniquement, depuis la fin du mandat de Jovenel Moïse dont il était réputé être le premier ministre posthume, Ariel Henry liquidait les affaires courantes. Et les affaires courantes, voyez-vous, peuvent courir très longtemps.