Dans le chapitre 38 du livre de la Genèse, aux versets 8 à 10, nous avons droit à la scène de sexe la plus explicite de la Bible. Onan, fils puîné de Juda, se soustrait à son devoir de perpétuer la lignée de son défunt frère aîné, Er, en se retirant de sa veuve Tamar. Cette mention directe d’un coït interrompu surprend dans le texte biblique, habituellement enclin à l’euphémisme. Le Cantique des cantiques célèbre le désir, certes, mais tout en poésie et en métaphore. Onan se retirant de Tamar pour éjaculer sur le sol, c’est inédit.
Le sexe explicite dans un récit n’est souvent pas aussi gratuit qu’on le pense. Il sert à aborder des thèmes plus vastes, bien au-delà de l’acte sexuel. L’auteur biblique n’échappe pas à cette règle. En privant la femme de son frère de son essence, Onan rejette des obligations familiales qui lui ont été imposées contre son gré. Enfermé dans un rôle qu’il n’a pas choisi, il décide de se rebeller contre les attentes placées en lui et sera puni de mort par un Dieu mécontent ( Genèse 38:10).
La peine de mort répond à la gravité de la violation expresse d’un ordre divin et établit la nécessité de respecter les lois et les devoirs familiaux édictés par Dieu. Onan c’est l’anti-Gregor Samsa, malheureux héros kafkaïen, qui, en se conformant aux attentes de sa famille, se transforme en une vermine monstrueuse.
Avant sa transformation, Gregor est un travailleur consciencieux pris au piège d’une vie monotone et dépourvue de sens, principalement consacrée à subvenir aux besoins de sa famille; sa véritable essence étouffée par les attentes familiales et les contraintes y afférant. Gregor, l’insecte géant, est symbolique de la perte de soi dans une société oppressante, aliénante, déshumanisante. C’est également une opportunité de remise en question de l’identité même d’un sujet en proie a une déconnexion profonde envers sa propre existence.
Les deux récits témoignent de l’absurdité de l’existence humaine. Le destin d’Onan et la transformation de Gregor explorent l’ironie cruelle d’attentes sociétales élevées dans l’indifférence au sort des individus. Après la mort d’Onan, Tamar se déguise en prostituée, concevant ainsi un enfant avec Juda et continuant la lignée d’Er. Aux funérailles de Gregor, sa famille élabore des projets de mariage pour la petite sœur à qui il doit la blessure qui finira par le tuer.
Dans Métamorphose (Franz Kafka, 1915), Gregor se transforme en ungeheures Ungeziefer à cause d’une vie restreinte, limitée, privée de sens. Il n’aime pas son travail de représentant de commerce, mais il ne peut le quitter. Son père a fait faillite, la famille a des dettes, et il en est le seul soutien financier. De façon intéressante, la famille se prend en main après la métamorphose. Elle trouve du travail, fait des plans pour l’avenir, comme si Gregor n’avait jamais existé.
Onan a dû ressentir la même privation de sens, lorsqu’il a été contraint de renoncer à ses propres rêves et ambitions pour épouser la veuve de son frère et produire des enfants qui continueraient la lignée de celui-ci et non la sienne. Dans la Bible, les relations entre frères ne sont pas toujours harmonieuses. Juda, père d’Onan, est le frère de Joseph qui avait initié sa vente comme esclave en Égypte (Genèse 37:26-27). Le père de Juda, le puîné Jacob a volé à son frère aîné Esaü la bénédiction de leur père (Genèse 25: 21-35). Caïn a tué Abel (Genèse 4:1-15). Les histoires de fratries dans la Bible sont souvent conflictuelles, embourbées dans une compétition malsaine. Ce sont là des dynamiques complexes qui doivent peser à un frère chargé de remplir l’obligation du lévirat.
Chez Kafka, le conflit est moins frontal. Une fois transformé, Gregor est généralement invisibilisé par sa famille. Il passe de pourvoyeur à créature à charge et fait l’expérience de la fragilité de liens familiaux conditionnés, manifestement à son insu, par des considérations utilitaires. Les membres de la famille, initialement dépendants de Gregor, réagissent avec dégoût et rejet face à sa transformation. Gregor mort, tous passent à autre chose. Onan n’est pas mieux loti. Il n’est mentionné dans l’histoire de sa famille que pour mettre en garde contre la désobéissance aux attentes familiales.
La punition d’Onan est d’ailleurs particulièrement sévère. Hormis les quelques épisodes de génocides de masse, Dieu se veut miséricordieux avec les pécheurs (Exode 34:6). Il est assez rare – je ne trouve que 5 instances – que Dieu utilise la peine de mort contre des individus spécifiques. Trois d’entre elles ont lieu au cours de la traversée du désert : Nadab et Abihu (Lévitique 10:1-2), fils d’Aaron, seront consommés par le feu qu’ils ont offert à Dieu sans son autorisation; Korah, Dathan, and Abiram (Nombres 16:31-35) seront avalés par la terre pour avoir désobéi à Moïse: Uzzah (2 Samuel 6:6-7) tombera à la renverse pour avoir touché l’Arche de l’Alliance. La plus fameuse est sans doute celle d’Ananias et Sapphira (Actes 5:1-11) sont punis pour avoir menti sur l’argent versé à la communauté et chargés du crime de mensonge au Saint Esprit. La cinquième condamne Onan pour un coït interrompu.
Dans le registre opposé, pour s’être donné, Gregor Samsa perd son essence. Kafka reste vague exprès, mais la créature est généralement associée au cafard, partageant ses caractéristiques de créature de l’ombre et exprimant une aliénation, une étrangeté et un véritable décalage par rapport à l’humanité. Gregor est un cafard. Gregor a le cafard. Gregor est en dépression.
Les deux personnages subissent des sacrifices personnels profonds au sein de leur famille, pour finalement être négligés ou oubliés une fois que leurs rôles sont remplis ou que les circonstances changent. Des sacrifices ultimement inutiles qui forcent à réfléchir sur la nature de l’identité, de la liberté individuelle et des attentes sociales et surtout sur le rapport à avoir avec eux.
NB: Le lien pour vos suggestions anonymes est ici: https://ngl.link/laloidemabouche





Répondre à Bwa Kale – La loi de ma bouche Annuler la réponse.