En 1996, une étude du Centre Haïtien de Recherche et d’Action pour la Promotion Féminine (CHREPROF) trouvait que 80% des hommes haïtiens croient la violence contre les femmes justifiées, dans certaines circonstances telles une femme laissant la maison sans le dire à son mari ou une femme n’obéissant pas aux ordres de celui-ci. Cette étude, citée dans Junta, Rape, and Religion in Haiti (1999) de Terry Ray, venait en support à une réflexion sur la vision des femmes comme des objets et des sujets dans la société et dans les traditions religieuses. Les femmes étant perçues comme des objets dont on peut disposer à loisir, les hommes finissent par considérer qu’il est de leur droit, en tant qu’hommes, de leur faire violence, sans réserve aucune. Il n’est jusqu’au sexe qui ne soit décrit en termes de violence: kraze, fann, chire, sakaje, koupe, frape.
Dans Reproducing Inequities: Poverty and the Politics of Population in Haiti (2006), Mary Catherine Maternowska – citée par Ju Yon Kang dans The Hidden Epidemic: Violence against Women in Haiti (2011), lie cette violence des mots à la situation d’insécurité globale qui prévaut en Haïti. Elle décrit un climat alimentant une peur de ne pas pouvoir satisfaire aux exigences que la société fait aux hommes – généralement subvenir aux besoins de sa famille – parce qu’ils voient leurs efforts réduits à néant par d’autres facteurs sociaux. Cette lecture rappelle les résultats d’une étude précédente (2003) publiée en 2008 dans le International Journal of Gynecology and Obstetric sur la violence contre les femmes enceintes. Sur 200 femmes enceintes bénéficiaires de soins prénataux dans un dispensaire d’une région rurale de la Vallée de l’Artibonite, 44% ont été victimes de violences basées sur le genre dans les 6 mois précédant l’étude tandis que 77.8% ont été victimes de violence de la part d’un partenaire intime pendant la durée de leur grossesse.
L’incapacité réelle dans laquelle se trouve l’homme de pourvoir aux besoins de l’enfant qui va naître le pousse à en vouloir à celle qui va le mettre au monde. C’est l’histoire de cet homme au centre de santé de la Fondation priant le médecin de laisser mourir un de ses jumeaux lors de l’accouchement parce qu’il ne voyait déjà pas comment il allait pouvoir s’occuper d’un enfant de plus, alors deux … L’insécurité sociale, économique et politique dans laquelle se trouve l’homme haïtien mène à une crise d’identité masculine qui, couplée à une masculinité toxique du fait du patriarcat, facilite la violence contre les femmes et va même jusqu’à la justifier.
Cette justification ne vient pas que des hommes, elle touche à toute la société. D’après les Enquêtes Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services (EMMUS, de 2000 à 2017) du Ministère de la Santé Publique et de la Population, jusqu’à 48% des victimes pensent que la violence contre les femmes est justifiée. Ici, nous abordons directement la raison qui explique le titre de ce billet et qui justifie que la violence sexuelle en Haïti ait sa propre entrée sur Wikipédia.
La violence contre les femmes en Haïti est particulière. Elle défie les modèles traditionnels des violences basées sur le genre où les femmes pauvres et peu éduquées forment la majorité des victimes et se rapproche de la situation des pays en guerre (Kang, 2011). Les femmes riches et éduquées y sont aussi vulnérables que leurs sœurs moins fortunées. Ici, la violence sexuelle est partout prégnante et elle existe à une fréquence deux fois plus grande qu’en République Dominicaine voisine. Dans le rapport (2010) de la Sexual Violence Research Initiative (SVRI) de la Banque Mondiale pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, 11% des Haïtiennes disent avoir été victimes de violences sexuelles pendant l’année en cours contre 5% en République Dominicaine.
D’autres études placent cette violence à des niveaux encore plus élevés chez certaines catégories de la population. Le Demographic and Health Services (DHS) évaluait à 29% le pourcentage de femmes mariées victimes de violences sexuelles en Haïti contre 2% pour la République Dominicaine.

Cette prééminence de la violence sexuelle en Haïti – dans les autres pays de l’Amérique latine où le taux de violence contre les femmes avoisine celui d’Haïti, comme le Nicaragua ou la Colombie, la violence sexuelle représente respectivement 2 et 4% – s’expliquerait par le fait que, céans, battre son épouse s’apparente presqu’à une valeur familiale.
Il existe une corrélation positive entre la violence sexuelle et le fait d’accepter que l’on puisse battre sa femme (Hindin, Kishir & Ansara, 2008). Selon l’EMMUS 2006, un tiers des femmes croiraient qu’un homme a le droit de battre sa femme et seraient donc moins susceptibles de reconnaître et encore moins de porter plainte contre ce qui est, dans les faits, un crime. La violence sexuelle en Haïti est tellement normalisée qu’il a fallu attendre 2005 pour que le législateur élève le viol au rang de crime et non plus une atteinte aux mœurs tenant plus de l’honneur de la victime que de l’agression sexuelle, physique et psychologique subie par celle-ci. Au début des années 2000, quand j’ai commencé à travailler dans la commune de Plaisance du Sud, n’était considéré comme un viol que celui où la victime était vierge; une femme sexuellement active n’ayant, pour ainsi dire, aucun honneur à violer. Cette approche était d’ailleurs celle du juge haïtien qui tend à considérer le viol d’une victime qui n’est pas vierge comme étant moins important (Fuller, 1999).
C’est que la relation de l’homme haïtien à sa femme est d’abord relation de possession. Ce matin, un homme m’invitait encore à comprendre la peine d’un homme qui doit voir sa femme être la femme d’un autre. Rien ne justifie qu’un homme batte sa femme, crut-il bon de préciser. Absolument rien. Mais, me dit-il, Patricia, quand un homme couche avec ta femme, il ne couche pas avec elle, il couche avec Madame Un Tel. Et il en parle. Il s’en vante. Lorsqu’une femme couche avec un homme marié, c’est elle qui a honte. Dans le cas contraire, la honte change de camp. L’homme est blessé dans son égo et il réagit en animal blessé.
Cette réduction de l’homme à un animal hors de contrôle m’excède au plus haut point. Les hommes dans ma vie ne sont pas des animaux incapables de se maîtriser, ce sont des personnes humaines tout-à-fait capables de se comporter comme les adultes qu’ils sont. Je refuse qu’on les réduise à de vulgaires sauvages possessifs jusqu’à la criminalité. Je crois que le temps est venu que, eux aussi, se révoltent publiquement contre cette caractérisation insultante de la masculinité.
Hier soir, je revenais d’une excellente soirée passée à discuter #AyitiNouVleA, amitié et vision commune avec un ami quand j’ai reçu la nouvelle de l’agression contre la mairesse de Tabarre. Dans mon fil d’actualités sur Twitter, des imbéciles, mâles et femelles, semblaient s’être donnés le mot pour détruire la belle image que j’ai et que je veux maintenir de l’humain mâle. Je leur ai gentiment souhaité le bonsoir et ai décidé de m’endormir avec le souvenir d’un être qui a gentiment accepté de partager avec moi sa lumière, douce, réconfortante, chaleureuse. Une lumière qui ce matin encore m’accompagne et m’invite à rester calme, à ne pas me laisser aller à la rage ou au désespoir et, surtout, à compter sur les hommes dans nos vies, ces alliés qui comprennent que la violence contre les femmes est d’abord un problème d’hommes et qui s’engagent à ne #PaFèSilans. Merci, les gars. Même si je ne le dis pas toujours, je suis contente que vous existiez.
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