En 1922, l’État suédois établit, à Uppsala, la Rasbiologiska Institutet, l’Institut de la biologie raciale – une première dans le monde. Comme tout colonisateur qui se respecte, il fallait établir que les personnes dont on spolie les terres ne les méritaient pas de toute façon, et la meilleure façon d’y arriver était de nier leur humanité. Aussi, sans grande surprise, l’institut établit-il, après des études conduites avec la plus grande rigueur, que le peuple samí était racialement inférieur. Une conviction qui doit encore être celle de la majorité suédoise si l’on doit se fier aux stéréotypes qui aujourd’hui encore suivent le peuple samí et justifient les abus qu’il subit: du refus de leur reconnaître des droits fonciers collectifs à l’imposition de projets miniers et d’infrastructures. Cette déshumanisation systémique s’accompagne de la marginalisation de la langue samí dans l’éducation et les médias ainsi que des discriminations structurelles dans l’accès à la santé, à la justice ou à l’emploi.

Comme partout en Scandinavie (lire la Finlande et la Norvège, en sus de la Suède) où ils ont eu le malheur d’être indigènes le peuple samí, après un génocide culturel en règle, incluant la christianisation forcée et la perte de leurs langue et pratiques culturelles, doit composer avec la perte de contrôle de ses terres qui sont exploitées à volonté pour leurs ressources naturelles – mines, forêts, énergie – sans leur consentement, pour le bonheur de la Suède, qui en tire d’importants profits. Le territoire samí représente une part non négligeable des ressources naturelles du pays, et certaines régions samí contribuent de manière significative au PIB national.

C’est que le pays le plus progressiste d’Europe™ est particulièrement doué en matière de rationalisation par la racialisation. Ce n’est pas pour rien que des scientifiques suédois tels que Herman Lundborg, fondateur de l’Institut de biologie raciale – devenu Institutionen för medicinisk genetik et rattaché à l’université d’Uppsala depuis 1958 – ou Gunnar Dahlberg, son successeur, ont contribué à la pensée eugéniste européenne et influencé les politiques raciales du IIIe Reich. 

La Suède, pour n’avoir pas eu le vaste succès colonial d’une France ou d’une Angleterre, n’en a pas moins contrôlé (pendant près d’un siècle) Saint-Barthélemy, et profité, comme tout bon État européen capitaliste, de la traite négrière. Aussi, quand il s’est agi de développer leur propre version de la théorie raciale, ces Nordiques dirigés par une monarchie d’origine française avaient-ils déjà une bonne base. Là où la France se contenta d’une base juridique avec le Code Noir, la Suède, mieux ancrée dans le progrès, se remettra à la science.

Cette science suédoise, loin d’être un outil neutre de connaissance, était un levier politique, racial, moral, servant à classer, hiérarchiser, trier l’humain en catégories utiles au pouvoir. D’une façon toute scientifique, la Suède a pu ainsi dire qui mérite la terre, qui a droit à l’éducation, à la parole, à l’existence – et, manifestement, ce n’était pas le peuple samí, étudié, photographié, mesuré, étiqueté et réduit à un objet de laboratoire.

Les archives abondent de clichés où des enfants samí, parfois nus, sont mesurés à la règle et comparés à des crânes. Le musée de l’université d’Uppsala a gardé, jusqu’à récemment, des restes humains de Samí volés dans leurs tombes, et ce sans que les communautés concernées aient leur mot à dire sur leur restitution. Tout cela, bien entendu, au nom du progrès, de la neutralité scientifique, et surtout du bien de la nation.

Cette même logique d’objectivation, d’exclusion masquée par une rhétorique policée, on la retrouve aujourd’hui dans le traitement des personnes migrantes en Suède. Une nouvelle population marginalisée, rendue visible seulement comme problème, est étudiée, comptabilisée, puis désignée comme menace : à l’identité nationale, à la sécurité, à l’économie. La  « crise migratoire » suédoise est surtout la panique d’un pays qui a peur d’avoir à cohabiter avec ceux qu’il pensait pouvoir garder dehors – ou exploiter à distance à produire les vêtements H&M ou les meubles d’Ikea quand ils ne meurent pas par les armes du plus grand exportateur d’armes au monde par habitant.

https://x.com/visegrad24/status/1892246818907398525

Cette panique a un nom : le fantasme du grand remplacement, particulièrement fort en Suède, où il prend un ton apocalyptique. Comme un pays qui a effacé une bonne partie de sa population autochtone (par assimilation, par dépossession, par racialisation) et qui a viscéralement peur d’un retour de circonstances, où aujourd’hui il serait lui-même menacé d’effacement. Dans les médias suédois, le mot « socioéconomique » est devenu un code pour dire « immigré ». Les violences policières sont niées ou minimisées, sauf quand elles permettent de justifier plus de contrôle, plus de surveillance, plus de répression. Des quartiers entiers, à forte population d’origine étrangère, sont abandonnés par les services publics, tout en étant surinvestis par la police et les services sociaux  – quand ce ne sont pas les services de l’immigration.

Ailleurs, dans le reste du monde, la Suède est un État pacifique, neutre, moral. Une neutralité suédoise qui pour être un mythe n’en est pas moins soigneusement entretenue. La Suède vend des systèmes d’armement avancés, des avions de chasse tel le fameux Gripen produit par Saab, des munitions, des radars, des logiciels de surveillance. Souvent à des régimes autoritaires ou en guerre : Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte, Inde, Pakistan … Des armes qui alimentent des conflits, participent à des crimes de guerre, ou sont utilisées contre des civils. Certes, la progressive Suède rejette toute responsabilité, invoquant l’autonomie de ses entreprises qui, dans le monde libre, peuvent évidemment évoluer en toute liberté. Le même cynisme moral se retrouve dans les pratiques des grandes multinationales suédoises, actives aux quatre coins du Sud global.  

H&M, géant du textile aux puissantes campagnes de communication sur le développement durable et l’empowerment féminin, s’approvisionne dans des usines au Bangladesh, au Cambodge, en Éthiopie – des pays où les salaires frôlent parfois le travail forcé, où les syndicats sont réprimés et où des millions d’enfants et de travailleuses sous-payées cousent des vêtements pour quelques centimes de l’heure. Des filiales de Volvo, la voiture la plus sûre du monde, ont été accusées de complicité dans des violations de droits humains, notamment au Soudan, ou de corruption dans divers marchés africains. Ericsson, acteur majeur des télécommunications,  vend des infrastructures de surveillance à des régimes autoritaires, contribuant à la répression numérique et à la surveillance de masse dans plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Naturellement, la Suède, comme d’ailleurs ses compagnies, garde l’image d’un État modèle, propre sur lui, écologiste, pacifiste, féministe – un paradis nordiste que l’on ne regarde jamais de trop près. De peur de découvrir que celle qui se pose en médiatrice de conflits internationaux et offre l’asile aux victimes de guerre, alimente en sous-main ces mêmes conflits par ses ventes d’armement? 

Heureusement, le parti des Démocrates de Suède (SD), ouvertement xénophobe et désormais partie prenante du jeu politique national, est là pour changer tout cela. Ces dernières années, comme avec le Rassemblement National  en France ou le mouvement MAGA aux États-Unis, son langage a été normalisé. Ses obsessions – le déclin ethnique, la criminalité étrangère, le besoin d’un retour aux « valeurs suédoises » – sont aujourd’hui reprises jusque dans les discours de partis modérés. Le marginal est désormais mainstream. Le logiciel suédois d’invisibilisation, d’infériorisation, et de dépossession pourra ainsi ouvertement s’appliquer à d’autres corps, d’autres visages, d’autres noms.

Et, à voir la situation à Gaza et celle qui se profile aux États-Unis, il n’y aura même pas lieu de s’en offusquer. En ce 21ème siècle, la suprématie blanche fait un retour d’âge que doit lui envier même le chirurgien esthétique de Kris Jenner.

Laisser un commentaire

Trending