Ce billet vient en réponse à un commentaire sur un précédent affirmant que nous n’avions pas — et je le maintiens — besoin d’un Traoré. J’y recommandais de nous concentrer, de préférence, sur un projet collectif. Le commentaire, sous forme de question, demandait simplement, et en anglais, « When has Haiti thrived as a collective? » J’étais tentée de répondre, en une phrase, « everytime Haiti has thrived » mais ce n’aurait pas été suffisant. D’où ce billet.

Commençons par la notion de projet collectif. Comme je le disais à une autre lectrice de longue date, le projet collectif, pour reprendre Anderson, c’est la communauté imaginée: #AyitiNouVleA, pour faire court. Certes, il est plus facile pour nous de parler de ce que nous rejetons ; mais à un moment, il faut nous entendre sur ce que nous voulons. Que veut dire Haïti ? Nous n’avons jamais réussi à faire ce travail de base, nos pères fondateurs ne s’étant guère entendus sur la question et ayant excellé à se détruire les uns les autres — fâcheuse habitude que nous avons conservée. La fracture vient de là.

Mais il y a eu des moments de sursaut où nous avons su nous mettre ensemble pour faire pays. En voici trois :

  • de 1791 à 1804, où nous avons, au sens le plus littéral, construit un pays en arrachant cette terre aux colons esclavagistes et racistes qui nous avaient asservi·e·s pendant trois siècles.
  • De 1804 à 1825, où, en dépit de l’isolement imposé par le monde colonial, nous nous sommes tourné·e·s vers nos traditions africaines pour, à travers le système des lakou, construire des communautés résilientes et autosuffisantes, surtout en milieu rural — avant qu’un roi de France infâme ne nous impose une rançon, et qu’un président servile ne l’accepte.
  • de 1946 à 1950, où un président visionnaire investit massivement dans nos infrastructures et redonna sa fierté à un peuple trop souvent humilié.

Nous pourrions — et peut-être devrions-nous — inclure 1986, mais la victoire fut de courte durée, écrasée l’année suivante dans le sang à la ruelle Vaillant par des fascistes grimés en Conseil national de gouvernement… lors même que la Constitution votée par le peuple promettait Divalye pa ladann pou 10 an.

Et puis, bien sûr, il y a toutes les traditions culinaires, musicales, culturelles que nous partageons — excusez du peu — collectivement. Et je ne parle pas seulement de la soupe joumou, qui parle tellement au collectif que son inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO déclenche des carrières politiques.

La réalité est qu’Haïti ne réussit jamais que collectivement.

À l’apogée de la Révolution, quelque 20 000 va-nu-pieds combattirent sous un commandement collectif, infligeant à Napoléon l’une de ses plus cuisantes défaites coloniales : 50 000 soldats français morts ou disparus. La création de la première République noire libre est l’expression la plus éclatante d’un triomphe collectif.

Avant que la rançon de l’indépendance ne nous endette auprès de créanciers étrangers, plus de 70 % de la population haïtienne vivait dans des lakou, pratiquant l’entraide, l’agriculture vivrière, et assurant une autosuffisance alimentaire nationale sans dépendance aux marchés coloniaux.

Au début des années 50, sous Dumarsais Estimé, plus de 400 écoles rurales furent construites, une banque nationale de développement agricole vit le jour, et les revenus ruraux connurent leur première amélioration notable depuis l’occupation américaine. La parenthèse fut brève : renversé par l’alliance de l’armée et du Sénat, Estimé laissa place à une succession de crises, jusqu’à l’établissement d’une dictature pour un quart de siècle. Mais ç’avait été un début — un début de reconquête collective de notre dignité.

La réussite d’Haïti n’est possible que dans le collectif. L’Union fait la force, proclame notre drapeau, parce que l’union a toujours été notre force, dès le début et qu’elle peut l’être encore aujourd’hui.

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