Si l’on en croit ce dernier article du Nouvelliste, la population haïtienne aurait baissé du fait du séisme de 2010 (le taux de fécondité, particulièrement chez les adolescentes dans les camps, a explosé), des vagues d’émigration à l’étranger (plus d’Haïtiens ont été rapatriés en Haïti l’année dernière que n’en sont partis), de l’insécurité (dans la ville accusée d’être la plus violente au monde) et même du taux de fécondité (2,77 en 2022) — vaguement introduit entre deux statistiques sur le taux croissance démographique.
C’est le 3ᵉ article du Nouvelliste en ce beau mois de mars sur la question, et même si la nouvelle ne fait guère d’écho, j’entends que l’une d’entre vous ait fini par m’écrire pour me demander si la chose était vraie. La réponse courte est : non. La réponse longue est : définitivement pas. La réponse pertinente est celle de la raison d’être d’un tel récit.
Commençons par la (faire) courte. Ces affirmations reposent sur la publication, le 10 mars, par l’Insitut Haitien de Statiques et Informatique (IHSI)de son rapport Estimations désagrégées de la population haïtienne en 2024. À cette occasion, Le Nouvelliste a accueilli Harry Salomon, directeur adjoint de l’Institut, qui a expliqué — en bien plus de mots qu’il ne fallait pour le dire — que l’IHSI, n’ayant pas réalisé de recensement et devant publier des données, en a donc publié, en s’appuyant sur des projections du CELADE datant de 2007-2008, prolongées par modélisation.
L’IHSI invoque l’insécurité pour justifier l’impossibilité de collecter des données. Pourtant, l’Institut vient tout juste de signer un MOU avec l’Organisation internationale de la migration (OIM), qui parvient très bien à recueillir des données sur les déplacés internes, avec un budget modeste. En réalité, à défaut d’un recensement général, des enquêtes nationales, des sources administratives (notamment l’état civil), ou même des enquêtes ponctuelles sont parfaitement possibles — je le sais, mon agence en réalise régulièrement pour des clients qui n’ont certainement pas le budget de l’IHSI. Sans données réelles de terrain, il est difficile, surtout avec un taux de fécondité estimé à 2,77, de conclure à une baisse ou un ralentissement de la croissance de la population. Ce que nous propose l’IHSI, c’est une hypothèse modélisée, pas une observation factuelle.
La réponse longue regarde du côté de la faillite structurelle. Les registres de naissance, de décès, de migration sont inexploitables. L’État administratif, ici, n’est plus — si tant est qu’il ait jamais été. Beaucoup d’Haïtiens naissent, vivent et meurent sans papiers, indocumentados, undocumented, chez eux. La capacité statistique du pays a longtemps été estimée à 0,5. Aujourd’hui, j’aurais tendance à croire, à la lecture de cette publication de l’IHSI, que nous avons quitté le stade du pile ou face pour celui de la pure fiction. Quand on est réduit à utiliser une ancienne étude d’une comission onusienne, dont les projections sont actualisées, à maintes reprises, sans validation empirique, la fabulation n’est pas loin.
En clair, personne ne sait pas combien d’Haïtiens vivent en Haïti. Et les chiffres avancés, qui nourriront les récits politiques et économiques des prochaines années, sont fondamentalement hypothétiques.
La réponse pertinente, et celle qui m’a convaincue d’écrire ce billet, est celle de la nécessité d’un tel récit maintenant. Le rapport lui-même est incohérent. En prenant les chiffres de l’IHSI au pied de la lettre (8,5 millions en 2003, 11 867 032 en 2024), on calcule un taux de croissance annuel moyen d’environ 1,60 %. Or, l’Institut affirme que ce taux serait de 1,28 %, en baisse par rapport aux 1,34 % projetés en 2007-2008. Cela suggère soit une adaptation du modèle pour faire émerger un récit de ralentissement qui n’est pas appuyé par les données de base, soit une incohérence entre les données annoncées et la méthode de calcul. Et dans ce cas, la vraie question devient : à quoi sert ce narratif ? Le ralentissement annoncé est minime. Alors pourquoi (tenter d’) en faire un événement ?
L’État haïtien cherche-t-il à justifier certaines politiques ou réallocations, en évoquant une stabilité démographique ? S’agit-il de rassurer des bailleurs internationaux, pour qui la forte croissance démographique dans les pays de la périphérie est un signal de crise ? Le modèle évoque les crises (insécurité, catastrophes, migration) — veut-on suggérer un effet quantifiable, même sans données réelles ? Ou prépare-t-on simplement le terrain pour exiger un recensement, en soulignant l’urgence d’une mise à jour des chiffres ?
Ce qui est clair, c’est qu’il y a un récit en fabrication. Même si nous n’en connaissons pas encore le but. Importe-t-il d’ailleurs de le connaître ? Probablement pas. Toujours est-il que, en ce beau mois de mars 2025, la Banque mondiale vient d’approuver une nouvelle stratégie pour Haïti, visant à jeter les bases d’une reprise économique et sociale et — comment dire — moins d’Haïtiens à nourrir et à aider pourrait être une bonne nouvelle quand on a 320 millions de dollars à budgétiser sur 5 ans. L’Union européenne a également versé à notre écuelle, en février dernier, 19,5 millions d’euros pour renforcer la capacité de l’État à fournir des services essentiels. Avec des aides d’une telle envergure, une population réduite ne peut qu’aider.
Et les élections, me direz-vous? Mais, cher.e.s lecteur·rice·s, ni le CPT ni le CEP ne sont pressés d’en organiser. La raison d’être de ce nouveau narratif démographique est ailleurs.





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