En Haïti. L’ancien Premier ministre a finalement pu rentrer chez lui. Ce samedi, après avoir dû attendre comme le commun des Haïtiens que la Sunrise Airways reprenne ses vols vers l’étranger, le Dr Conille s’est envolé de la capitale du pays que, jusqu’à ce lundi, il prétendait récupérer maison par maison, quartier par quartier et ville par ville, pour se rendre au Cap-Haïtien, d’où il a transité via les Îles Turques-et-Caïques pour atterrir en Floride. Ainsi prennent fin cinq mois surréalistes où des incapables, venus donner un coup de main, se sont vus accorder et se sont accordés des secondes chances d’empirer la situation sécuritaire, économique et humanitaire du pays. Conille est rentré chez lui et nous laisse avec nos problèmes, et ceux qu’il aura lui-même ajoutés au cocktail explosif qui nous sert ici de politique.
Car, le passage de Conille à la Primature n’a pas été sans effet. Il a dilapidé une chance, aussi minime fût-elle, de mettre les secteurs haïtiens ayant accouché du Conseil présidentiel de transition (CPT) face à leur responsabilité. En imposant de préférence un fonctionnaire international dont la première expérience – dans des conditions bien plus favorables – s’était soldée par un échec, les États-Unis d’Amérique ont, dans leur grande sagesse, empiré une situation qui était déjà pire. Le politicien haïtien, étant généralement nomade et malinchiste, s’est empressé de se trouver une place au sein d’un régime peu solide pour cause de Léviathan capricieux. Maintenant que Conille est tombé, il est plus difficile de rester sur le compromis précédent puisque, entre-temps, les membres du CPT, à l’instar des « leaders communautaires » devenus chefs de gangs, sont désormais des violons sans maîtres.
Les Allemands ont un mot pour désigner le fait d’empirer une situation en essayant de l’améliorer : verschlimmbessern, de verschlimmern (aggraver) et verbessern (améliorer). En sciences politiques, de manière bien moins poétique, nous parlons d’effets pervers, conséquences inattendues d’actions bien intentionnées. Il arrive toutefois que l’on attende une amélioration d’actions dont les intentions sont tout sauf louables, et dans ces cas-là, il me semble qu’il vaille mieux se rabattre sur l’allemand et parler d’empiriorer. Dans le cas haïtien, cela se traduit par trois Premiers ministres en un an, des transitions dans la transition, et une gouvernance durablement provisoire, sans vision ni responsabilité. Malheureusement, s’il faut se fier à cette semaine, il n’y a pas matière à être optimiste. Les acteurs s’évertuent à empiriorer une situation déjà précaire, en confondant pouvoir et leadership, improvisation et solution, tandis que nos institutions, déjà marquées par la déliquescence, achèvent de s’effondrer.
Que faire alors ? Attendre, comme il se murmure, que le dédain de Donald J. Trump pour notre « trou à chiottes » et son désir de nous rapatrier chez nous le pousse à donner un contrat à un de ses amis milliardaires, actionnaire d’une société militaire privée, pour un nettoyage express et quelques millions de dollars vite faits ? Peut-être. Beaucoup d’entre nous mourront, mais c’est déjà le programme de toute façon. Au moins, cela réduira la pression migratoire pour nos voisins de la Caraïbe (incluant la Floride), qui devraient s’en réjouir.
Le pire dans tout cela, c’est que nous ne pouvons même plus prétendre à une quelconque empathie. Nous avons accepté, par une allergie maladive aux règles, que les institutions, censées protéger et réguler, deviennent selon les besoins, des coquilles vides, des instruments d’oppression ou des mécanismes de complaisance. Nous avons laissé proliférer l’impunité, offert à des élites corrompues le monopole du pouvoir, et permis que des interventions étrangères dictent nos priorités nationales. En tolérant ce chaos et cette soumission, nous avons, activement et collectivement, contribué à la perception que nous ne sommes ni capables ni désireux de changer notre sort. Or,
« Dieu se rit des priéres qu’on luy fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. »
Jacques Bénigne Bossuet, Histoire des variations des églises protestantes, volume 1, Livre IV, p 149.
Les solutions imposées de l’extérieur ne visent jamais à répondre à nos besoins réels, mais bien à apaiser des consciences ou des intérêts étrangers à ceux du peuple haïtien, réduit à un rôle de spectateur de son propre effondrement. Nous attendons des sauveurs, des plans miracles, et nous acceptons, par fatigue ou résignation, que nos institutions soient vidées de leur substance, que nos élites soient complices ou silencieuses, et que notre pays devienne une case vide dans un jeu de dominos international d’acteurs insaisissables.
Mais peut-être est-il temps d’arrêter d’attendre. Peut-être est-il temps d’accepter que notre salut, imparfait mais nécessaire, ne viendra que de nous-mêmes – à condition que nous retrouvions le courage de refuser cette perpétuelle gouvernance durablement provisoire. Après tout, comme le rappelle Hannah Arendt :
« Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. »
Sur la violence, in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy (coll. Agora), 1972, p. 135.
Il est donc encore possible d’agir. Mais pour cela, il faudra d’abord cesser de verschlimmbessern.
PS: Une copie de la lettre de la Sunrise Airways promettant de convoyer le Dr Conille en toute discrétion circule sur WhatsApp. Je vous la mets ici, à toutes fins utiles.






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