En passant

À faire mourir de rire les paralysés de la rue des Fronts-Forts

La révolution n’a rien révolutionné. Elle devait changer la conjoncture mais c’est la conjoncture qui l’a changée. Ou pas. D’après le leader de la révolution™️, celle-ci devait être pacifique. Il ne comprend d’ailleurs pas que l’on ait pu penser autrement. La mobilisation d’agents armés de la brigade de surveillance des aires protégées (BSAP), les multiples annonces de descente et de montée sur Port-au-Prince, les promesses de déloger Ariel Henry… tout cet appareillage discursif participait du caractère pacifique d’une révolution qui s’est terminée ? Va commencer ? Est en cours ?

Aujourd’hui, Mardi gras, une autre grande mobilisation était annoncée par un parti politique qui les rate systématiquement. Sans grande surprise, le mot d’ordre est resté lettre mort. À moins d’avoir complètement perdu tout contact avec la réalité, il est impossible qu’ils ne s’y soient pas attendus. Mais, atteints de ce que nous appellerons le syndrome Himmler Rébu, ils peinent à comprendre que quand le coup d’État/révolution/mobilisation ne prend pas, on ne s’entête pas. Au contraire, ils multiplient les annonces, comme s’ils espéraient leur parole magique.

La révolution ne s’annonce pas. Elle ne télégraphie pas. Elle n’informe pas ses ennemis de sa venue imminente. La révolution ne se programme pas. Elle n’arrive pas parce que l’on a envie qu’elle arrive. Elle ne s’établit pas parce qu’on a réussi à mobiliser quatre pickups, 6 motos et quelques armes de poing rouillées. Elle n’est pas faite par de vieux militaires démobilisés depuis 30 ans cherchant désespérément un dernier hourra.

Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des études en politique, en sociologie, ou en polémologie pour comprendre cela. Il suffit de quelques neurones fonctionnels et d’une volonté de regarder la réalité en face. Des exigences a minima qui semblent malheureusement échapper à nos politiciens révolutionnaires. Le proverbe ne dit-il pas que la guerre avertie ne tue pas les paralysés et ne peut réussir tout au plus qu’à faire mourir de rire les paralysés de la rue des Fronts-Forts ?

Le changement doit venir de nous

Il est là. Au Carrefour. Encadré par quelques blocs. Quelques voitures passent mais ne s’arrêtent pas. Des passants jettent un regard furtif et continuent leur chemin. Il ne dérange pas. Un cadavre au carrefour. Là. Par terre. Il ne dérange pas. La vie continue, frénétique. À rendre les morts invisibles.

Je revenais de chercher mon frère à l’aéroport et il me le fallait nourrir. Il était là comme j’allais arriver au restaurant. Un corps sans vie. Étalé là. En pleine rue. Dans un quartier résidentiel. J’ai commencé par appeler le Commissariat de la zone, sans succès. Arrivée au restaurant, j’appelai un autre Commissariat pour confirmer le numéro du premier, il y avait une erreur d’un chiffre.

Parallèlement, je contactais la Police Nationale d’Haïti sur Twitter. Ils ont répondu très vite, me remerciant de le leur avoir signalé et m’assurant d’un suivi immédiat. Je résolus tout de même d’aller me renseigner auprès de la serveuse pour en savoir plus. C’était plus grave que je ne le croyais. Le cadavre était déjà là hier et la police était déjà venue faire son constat. On attendait depuis la levée du corps. Une minute plus tard, j’entrais en mode panique, appelant celleux qui avaient le malheur d’être dans mon carnet d’adresses et étaient susceptibles d’aider.

Je rappelai le Commissariat. La première fois, on laissa sonner. La deuxième fois, un gentil policier répondit à la première sonnerie. Je lui expliquai la situation. Il m’expliqua à son tour pour le constat et l’impossibilité dans laquelle la police se trouvait pour faire enlever le cadavre, la Mairie tardant à payer l’entreprise funéraire contractuelle pour ses services. Je lui demandai alors de se renseigner pour savoir s’ils permettraient à un particulier de payer. Il promit de s’en enquérir et de me rappeler. Je lui laissai mon numéro de téléphone.

L’appel suivant fut pour une responsable de la Mairie avec qui j’avais eu à travailler. Elle apprenait la nouvelle mais confirma les difficultés actuelles de la Mairie à honorer ses dettes. Elle promit de se renseigner et s’engagea à me rappeler, elle aussi. Je la remerciai, raccrochai et contactai le fils de la propriétaire du restaurant. Je lui expliquai la situation, lui non plus n’en avait aucune idée; les employés n’avaient pas pensé à les avertir. Il voulut contribuer lui aussi à payer l’entreprise funéraire. Je promis de le tenir au courant et appelai M. pour trouver une entreprise alternative au cas où…

En bonne tatie, M. me sortit gentiment de mon délire. Elle me rappella qu’en m’engageant ainsi, je prenais la responsabilité d’un mort que je ne connaissais pas, y compris ses funérailles, et que, en plus du coût financier, il y aurait la famille à gérer. Je n’y avais pas pensé. J’allais attendre l’appel de la police et aviserais ensuite.

Le policier rappela, avec une bonne nouvelle. L’entreprise allait venir chercher le corps et je n’aurais rien à donner. Je n’avais plus besoin de m’inquiéter. Je le remerciai à profusion, ce qui sembla le gêner un peu. Il maintint que c’était à lui de me remercier d’avoir été bonne citoyenne et mit fin à l’appel. Quelques minutes plus tard, comme annoncé, le cadavre n’était plus au coin de la rue.

Je ne sais pas qui il était. Je n’ai pas osé demander – j’étais encore sous le choc – je le ferai demain. Je sais juste que son corps n’aurait jamais dû se retrouver au coin d’une rue, pendant deux jours, dans l’indifférence de tou.te.s. Les chauffeurs. Les passants. Ceux qui étaient avec moi au restaurant, mangeant, discutant, vivant, sans autrement s’inquiéter du mort qui était là, au coin, à quelques mètres plus bas.

Il aurait suffi d’un appel. C’était un être humain, par terre. Comment a-t-il pu rester là, deux jours, sans déranger ? Deux jours. En pleine rue. Au vu de tou.te.s. Il a pourtant suffi d’un appel. Un seul – le reste tenait à ma panique et n’a rien contribué au dénouement de la situation.

Au-delà de l’appel toutefois, ce que je veux saluer dans ce billet, c’est la promptitude de chaque entité, de chaque institution contactée, à répondre et à essayer de trouver une solution. La police. La mairie. Le restaurant. Et même l’entreprise funéraire. Tous m’ont écoutée, ont cherché à aider, sans hésitation, dès les premières secondes. Et je me dis que, parfois, tout ce que cela prend pour changer une situation, c’est de nous manifester.

Le changement doit venir de nous. #AyitiNouVleA est possible. Elle ne sera toutefois que si nous faisons nôtre, et de façon effective, le combat pour la dignité. En signalant ce qui ne va pas, en travaillant à des solutions, en offrant à nos institutions la chance de faire leur travail.

C’est facile de blâmer le « système » mais il ne changera pas tant que nous resterons indifférent.e.s à la souffrance des autres. Nous sommes les gardien.ne.s de nos frères et sœurs. Tâchons de ne pas l’oublier.

Tabula rasa

L’ancien Sénateur du Nord et ancien maire de Milot n’y va pas par quatre chemins, le 29 mars 2019, le pays sera de nouveau lòk.

Si ce n’était pas suffisamment clair, il est passé rendre visite au Nouvelliste pour confirmer la mobilisation:

L’opposant farouche au pouvoir Tèt kale a, de ce fait, annoncé une manifestation populaire sur tout le territoire national le 29 mars en vue de renverser le président Jovenel Moïse au pouvoir. Jean-Charles Moïse enjoint les manifestants de mettre un peu de piment lors des prochaines mobilisations de rue.

« Fidèle à lui-même », écrit le Nouvelliste, Jean-Charles Moïse reprend ses refrains de « tabula rasa » afin, selon lui, de mettre fin au système politique actuel. » Ce ne sont pourtant pas des refrains propres à Monsieur Jean-Charles. La rhétorique de la  » tabula rasa » est une constante dans le paysage politique haïtien. Il est naturellement 1804 et sa grande révolution anticolonialiste, antiesclavagiste et antiraciste ou 1915 et l’arrivée des Américains mais il n’est nul besoin d’aller chercher si loin. L’ère « démocratique » est riche en moments où nous criâmes, exigeâmes et obtînmes tabula rasa. 1990. 2004. 2010. Puis rien.

Il est à cela, je crois, deux raisons principales. La première est qu’une tabula rasa – qu’elle se réfère à une table rase ontologique ou une page blanche épistémologique – n’est pas vraiment possible; il est des passifs avec lesquels il nous faut composer. La seconde vient de l’absence de plan. Même à accepter que la page est blanche, il faut bien avoir quelque chose à mettre dessus. À défaut, l’habituel reprend ses droits.

La tabula rasa est un concept philosophique méthodologique selon lequel l’esprit humain naîtrait vierge en attente d’impressions lui venant de l’expérience. Elle s’installe dans une longue tradition de questionnement sur la nature de la connaissance, de Socrate et ses tablettes de cire à Bacon et son miroir enchanté. Lorsque, dans son Essai sur l’entendement humain, John Locke utilise l’expression tabula rasa, il endosse explicitement cette tradition de la Grèce Antique et du Moyen-Âge pour réaffirmer la supériorité de l’expérience des sens sur la spéculation. Les gens, selon Locke, acquièrent des informations sur les objets qui les entourent. Ils commencent par des idées simples qu’ils combinent par la suite.

Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase (tabula rasa), vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? […] D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. 


John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre II : « Des Idées », Chapitre 1 : « Où l’on traite des Idées en général et de leur origine ; et où l’on examine par occasion si l’âme de l’homme pense toujours« , § 2-4, trad. P. Coste, Pierre Mortier (3e édition), 1735.

Voilà pourquoi dans ses Pensées sur l’éducation (1697), Locke recommande la connaissance pratique pour préparer les gens à gérer efficacement les questions sociales, économiques et politiques.

L’éducation comme fondement de la citoyenneté, c’est aussi Kant nous invitant à penser par nous-mêmes, à penser tout haut. Il envisage alors un échange libre et publique des opinions produisant une scène publique où s’entrecroisent les regards, et où les raisons, au contact les unes des autres, s’élèvent concomitamment; cet usage public de la raison entraînant ainsi un dédoublement du rôle du citoyen, tour à tour, acteur et spectateur.

Ce principe de publicité donne à l’espace public un véritable pouvoir critique, un « pouvoir d’assiègement permanent » (Habermas) permettant de revitaliser l’État de droit par la délibération constante et publique des individus. Mais, pour cela, il faut des idées. Des idées qui, dans des situations de crise comme la nôtre, seront disponibles pour envisager l’avenir.

Demeure toutefois le fait – que nous ne pouvons occulter – que nos « révolutionnaires » se révèlent souvent Iznogoud rêvant d’être calife à la place du calife. Ce n’est pas tant le » système » – compris comme l’organisation actuelle de la politie haïtienne- qu’ils veulent changer que ceux qui en ont la direction. Aussi ne s’embarrassent-ils pas de s’armer d’idées, leur seule grande idée étant de prendre le pouvoir.

Ce sétoupamisme jouant à l’anti-système est peut-être ce qui m’effraie le plus dans la conjoncture actuelle. Nous avons fait le plein d’espoirs déçus. Je ne sais pas si nous sommes capables de souffrir une grande déception de plus.