Le 23 septembre 2013, la République d’Haïti reconnaît l’État palestinien en signant un accord ouvrant les relations diplomatiques entre les deux États. Vingt-cinq ans après la Déclaration d’Alger, sans bruit, sans conte, le premier État anticolonial des temps modernes reconnaissait l’indépendance du dernier peuple colonisé de notre temps. Aucun discours, aucun communiqué. Haïti semblait accomplir une formalité dans le sillage des reconnaissances latino-américaines après que la Palestine eut été élevée au statut d’État non-membre observateur de l’ONU.

Nous sommes loin de la campagne médiatique actuelle, où des capitales occidentales annoncent des mois à l’avance leur reconnaissance d’un État dont la population prédate l’arrivée de celui qui les colonise et qui, depuis 1948, siège déjà comme membre de plein droit de l’ONU. Car il faut le dire d’entrée : ces reconnaissances en série ne changent rien au statut de la Palestine, dont l’adhésion à l’ONU reste sujette à l’approbation américaine.

Lorsque, en 1988, l’Organisation de libération de la Palestine proclame l’indépendance à Alger, près de 70 États, surtout du Mouvement des non-alignés, reconnaissent aussitôt la Palestine. La Guerre froide touche à sa fin : le bloc soviétique, les pays arabes et une grande partie du Sud global se positionnent pour contrebalancer l’allié occidental qu’est Israël. Dans le camp occidental, le soutien à Israël reste fort, mais certains États, notamment en Europe du Nord, commencent déjà à parler d’un « droit à l’autodétermination » des Palestiniens.

Depuis, le chiffre de reconnaissances a doublé. Aujourd’hui, avec les décisions de l’Irlande, de l’Espagne et de la Norvège (2024), puis du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie, de la France, de la Belgique, du Luxembourg, du Portugal, de Malte, de Monaco et de l’Andorre (2025), ce sont 156 États qui reconnaissent la Palestine — soit plus des trois quarts de l’Assemblée générale de l’ONU. À titre de comparaison, 165 États reconnaissent Israël. Environ les trois quarts de la communauté internationale reconnaissent les deux, ce qui reflète l’adhésion à une solution à deux États.

Naturellement, les États-Unis s’y opposent. Si l’administration Clinton avait soutenu le processus d’Oslo et une solution à deux États lors des négociations de Camp David (2000), aucun président américain n’a rompu avec le principe de protection systématique d’Israël. Sous Trump, la reconnaissance de Jérusalem comme capitale israélienne, couplée à une rhétorique messianique où des courants évangélistes proches du pouvoir parlent ouvertement d’« Armageddon » et de la centralité d’Israël dans ce récit, a encore durci la ligne. Or, l’adhésion d’un État à l’ONU requiert l’approbation du Conseil de sécurité, où le veto américain suffit à la bloquer.

Faut-il en conclure que ces reconnaissances sont vaines ? Non. Car elles rompent le consensus tacite qui, depuis des décennies, voyait l’Occident s’aligner derrière Washington. Elles interviennent après que la Cour internationale de justice a jugé plausible le risque de génocide à Gaza et imposé des mesures provisoires, et que la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Rien de tout cela ne change l’équation juridique, mais le rapport de forces symbolique et diplomatique en ressort modifié.

Certes, plusieurs de ces mêmes gouvernements continuent d’armer Israël ou de lui fournir des biens à double usage. L’Espagne fait exception : elle a suspendu et annulé de grands contrats en 2024–2025 et engagé des sanctions. Mais d’autres récents convertis peinent à rompre leurs liens :

  • l’Irlande a encore autorisé près de 97 millions d’euros d’exportations dual-use après octobre 2023 (RTE) ;
  • le Canada a gelé les nouveaux permis en janvier 2024 mais livré pour 18,9 millions de dollars américains cette même année, dont des composants pour missiles et avions (The Maple);
  • l’Australie affirme ne pas vendre directement d’armes mais a exporté 13 millions de dollars américains d’« armes et munitions » sur les cinq dernières années, dont 1,5 million en février 2024 (The Guardian, Australian Greens);
  • la France a autorisé en 2024 pour 387,8 millions d’euros de licences, avec 27,1 millions de commandes et 16,1 millions de livraisons effectives (AFPS) ;
  • même la Belgique a délivré au fil des ans plus de 43 millions d’euros de licences, incluant poudre, pièces de drones et composants de F-16, avant de suspendre certaines autorisations en 2024 (11.11.11).
  • Quant au Royaume-Uni, architecte premier de la situation, il a maintenu des licences militaires atteignant 127,6 millions de livres approuvées entre octobre et décembre 2024 (CAAT).

C’est Londres qui, en 1917, par la Déclaration Balfour, s’engageait à créer un « foyer national pour le peuple juif ». Sous mandat britannique en Palestine (1920-1948), cette promesse s’est traduite par une facilitation des vagues d’immigration juive, la répression des révoltes arabes et, finalement, un retrait qui laissa place au plan de partage de l’ONU en 1947, deux ans après l’Holocauste. À cette époque, l’humanité, saisie d’horreur et décidée à ne « plus jamais » revivre un génocide, se tournait vers Israël – mais au prix de la marginalisation des Palestiniens.

En soutenant cette architecture, les puissances occidentales portent une responsabilité majeure dans la genèse d’Israël et la dépossession palestinienne. Après la guerre de Six Jours en 1967, Israël occupe Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem-Est, le Golan et le Sinaï. Cette occupation ouvre la voie à une expansion continue des colonies, en violation du droit international et de multiples résolutions de l’ONU. Les puissances occidentales, tout en condamnant parfois ces pratiques, ont dans les faits fermé les yeux sur la colonisation et le déplacement des Palestiniens, continuant à fournir aide militaire et couverture diplomatique à Israël.

Ces reconnaissances, si tardives soient-elles, viennent clore un cycle : les architectes de l’ordre de 1948 se trouvent aujourd’hui à reconnaître le peuple qu’ils avaient marginalisé. Même symboliquement, c’est un geste de poids et le monde des hommes est fait de symboles. N’en déplaise au président américain qui, dans son discours aujourd’hui, en ce 80ᵉ anniversaire de l’ONU, s’interrogeait sur l’utilité même d’une Organisation qui demeure le plus grand forum international où les peuples peuvent encore dénoncer les dérives des dirigeants de son acabit.

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