Le 18 mars 2024, alors que la Banque centrale d’Haïti subissait une attaque par des gangs armés, un haut fonctionnaire de l’ONU recevait une lettre le désignant prochain Premier ministre. Envoyée par Michael C. Wilson Jr., PDG de New Alternative Green Energy, Inc. (New A.G.E.), cette correspondance ferait suite à plusieurs échanges avec Angelo Viard, un consultant haïtiano-américain enregistré à Washington comme lobbyiste pour le premier ministre haïtien d’alors, Ariel Henry. Un an plus tôt, la même compagnie avait contacté le Dr. Henry avec les mêmes promesses d’investissements. Viard, dans son rôle de liaison entre ce groupe étranger et Conille, aurait ainsi facilité le transfert du soutien initialement promis à Henry. Cette anticipation, deux mois avant que l’ambassade américaine ne rappelle au Conseil Présidentiel de Transition (CPT) que le choix du Premier ministre était déjà acté, témoigne encore une fois de combien les décisions importantes pour Haïti se prennent en dehors d’elle, et en dehors des Haïtiens.
Viard illustre bien le rôle d’entremetteur dévolu à certains individus d’origine haïtienne dans le réseau d’intérêts étrangers influençant la gouvernance haïtienne. Ancien président de VCS Mining, le nom de Viard est apparu dans plusieurs affaires impliquant des acteurs étrangers, notamment au côté de Tony Rodham, frère d’Hillary Clinton qui siégeait au conseil d’administration de la compagnie. Viard a également participé à la promotion du parc industriel de Caracol, un projet porté par Cheryl Mills, alors cheffe de cabinet d’Hillary Clinton, visant à attirer des investisseurs comme le fabricant sud-coréen Sae-A Trading Co. Ltd. Après avoir quitté son poste au gouvernement américiain, Mills a fondé Black Ivy Group, financé en partie par le président de Sae-A, tirant ainsi parti de la crédibilité et du financement obtenus en Haïti pour s’établir en Afrique.
En reálité, ces projets étrangers, sous couvert de développement, servent avant tout les promoteurs en leur fournissant une légitimité et des ressources pour se déployer ailleurs, sans réel bénéfice pour le pays. Les partenariats créés sont souvent truffés de conflits d’intérêts et mettent en lumière la continuité des liens d’influence économique entre ces acteurs. Avec les récents agissements de Conille, entre voyages non anoncés à l’étranger et contrats secrets avec des groupes étrangers, et notamment le refus de la rencontre de ce 15 h avec le CPT, il semble clair que ce réseau, dont Viard assure la liaison, continue de dicter les orientations prises en Haïti pour le compte de puissances étrangères, tandis que les intérêts haïtiens restent secondaires.
Le soutien anticipé de New AGE – et pourquoi ce nom ressemble-t-il au nom d’une compagnie inventée pour les besoins d’un dessin animé mettant en scène des capitalistes véreux caricaturaux? – à Conille rappelle celui de 2011, lorsque Conille, alors chef de cabinet de Bill Clinton, fut brièvement nommé Premier ministre sous la présidence de Michel Martelly. Les Clinton étaient alors au cœur des efforts de reconstruction d’Haïti après le séisme de 2010 : Bill Clinton co-présidait la Commission intérimaire pour la reconstruction, tandis qu’Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État, dirigeait les initiatives de relance. Cheryl Mills, chef de cabinet d’Hillary Clinton, lança le projet du parc industriel de Caracol, destiné à attirer des investissements étrangers pour revitaliser l’économie haïtienne.
Nonobstant, les annonces de création massive d’emplois et le haut-patronage de William Jefferson Clinton, les retombées du parc industrie du nord furent très limitées et, aujourd’hui, pratiquement réduites à néant. Quand il fonctionnait encore, les bénéfices revenaient principalement aux investisseurs, et les promesses d’emplois sont restées en grande partie non tenues. Sauf, peut-être pour Cheryl Mills qui, après son départ du gouvernement américain a pu lancer le Black Ivy Group, financé par le président de Sae-A, pour poursuivre des partenariats financiers avec des pays africains. Il est donc sans doute juste d’en tirer que ce « do-over » orchestré par les mêmes figures ne vise pas le peuple haïtien, mais bien les intérêts étrangers qui continuent de piloter les choix stratégiques en Haïti, loin des besoins locaux.
En dehors d’Haïti, s’est construit un écosystème d’influence qui pèse sur nos vies. Un écosystème qui tolère mal les critiques et qui, en janvier 2024, a vu certaine blogueuse ayant la loi de sa bouche menacée de poursuite en diffamation pour en avoir parlé. Une poursuite qu’elle aurait accueilli avec joie pour qu’elle puisse rendre la pareille d’autant qu’un fou furieux avait contacté amis, famille élargie et même le père de l’auteure pour la menacer avant de l’accuser sur des groupes WhatsApp d’avoir été « achetée » et de ne pas pouvoir se rétracter parce qu’ayant déjà été payée. Elle soupçonne que de tels réflexes de pensée sont généralement des projections liées au fait que l’on se fait soi-même acheter et croient que les autres aussi, mais c’est là un autre débat. L’essentiel est qu’il existe un climat de pressions illustre le contrôle que ces acteurs souhaitent maintenir, décourageant toute remise en question, bien que ces décisions soient éloignées des véritables besoins haïtiens.
Cette influence étrangère ne se limite pas à l’économie. En mars 2023, le Studebaker Defense Group, dirigé par le général (Ret.) Wesley K. Clark, était entré en contact avec Ariel Henry, toujours par l’intermédiaire de Viard, pour proposer une « réforme du secteur de la sécurité ». Conille aurait hérité de cette relation et la gestion de la sécurité haïtienne par une société étrangère est rapidement devenue source de controverse. Face aux rumeurs faisant état de mercenaires présents, le CPT demande des clarifications. Après une semaine de silence, Conille confirme la présence de Studebaker, précisant qu’il s’agit officiellement de « former » la police haïtienne — une déclaration qui laisse cependant planer des doutes.
Ce matin, via Le Nouvelliste, nous apprenons que Conille a tenté de rejeter la responsabilité sur l’ancien président du CPT, l’ancien Sénateur Edgard Leblanc, affirmant que ce dernier était informé de la présence de Studebaker mais n’avait rien dit aux autres membres. Cette déclaration soulève des questions sur le manque de transparence dans la gestion de la sécurité nationale, soulignant une fois de plus que les décisions en Haïti échappent aux Haïtiens, même au sein de leurs propres institutions.
Les relations tendues autour de Studebaker viennent s’ajouter aux désaccords entre Conille et le CPT. Avant même cette affaire de sécurité, Conille avait provoqué la colère du CPT en agissant seul lors de l’Assemblée générale des Nations unies (UNGA), évinçant le conseil des discussions diplomatiques. Cet incident, suivi de la controverse Studebaker, montre bien que les décisions essentielles – qu’elles concernent la diplomatie ou la sécurité – sont souvent dictées par des intervenants étrangers, reléguant les autorités haïtiennes à un rôle secondaire.
Le retour de Garry Conille en 2024 incarne donc tout sauf un renouveau pour Haïti. Il confirme plutôt la continuité d’un modèle où des acteurs extérieurs, souvent représentés par des intermédiaires locaux, dictent les orientations politiques sans consultation des Haïtiens eux-mêmes. Conille, comme en 2011, se retrouve à exécuter des décisions imposées par des intérêts étrangers, sans que les Haïtiens ne puissent exprimer leur voix.
Pour le peuple haïtien, ce « do-over » ne constitue pas un progrès : ce qu’il leur manque réellement, ce sont des élections, les dernières remontant à 2016. Aujourd’hui, les Américains se rendent aux urnes, incarnant les valeurs démocratiques auxquelles leur pays prétend être attaché. Pourtant, en Haïti, la démocratie semble un luxe que les États-Unis ne permettent pas à leurs voisins. Plutôt que de soutenir des processus électoraux, les États-Unis et d’autres alliés continuent de favoriser des gouvernements de transition et des accords sans ancrage populaire. Un choix qui éloigne encore Haïti de la possibilité de décider de son propre avenir, et qui souligne les contradictions d’un pays qui se proclame champion de la démocratie, tout en contribuant à priver les Haïtiens de ce même droit.





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