Nous sommes un dimanche matin de juin ensoleillé, il y a soixante ans, dans la ville côtière de Petit-Goâve. L’air est chargé de cette chaleur humide qui annonce une journée écrasante. Dans la chapelle de l’école, les rayons du soleil traversent les vitraux colorés, projetant des bandes lumineuses sur le sol. Les élèves, vêtues de leur uniforme du dimanche, chuchotent entre elles, visiblement nerveuses, en attente des visiteurs annoncés.

Marie, une élève de treize ans aux longues nattes noires et aux yeux sombres, regarde droit devant elle, les doigts entrelacés autour de son chapelet. Elle essaie de se concentrer, de trouver du réconfort dans les rituels familiers de la foi, mais une angoisse grandissante la ronge. Soudain, le lourd grincement de la grande porte de la chapelle retentit. Tous les regards se tournent vers l’entrée où se tiennent plusieurs gendarmes en uniforme ; leur présence imposante et sévère fait naître un murmure inquiet parmi les élèves.

La mère supérieure, une femme d’une soixantaine d’années au visage marqué par des années de service et d’autorité, s’avance vers eux. Elle échange quelques mots à voix basse avec celui qui semble être le chef de la troupe. Leur conversation est brève et tendue. Finalement, elle se tourne vers ses pupilles, ses traits habituellement calmes assombris par une ombre de résignation.

« Mes enfants, » commence-t-elle, sa voix résonnant dans l’immensité de la chapelle, « nous devons interrompre nos prières. Vous êtes appelées à accomplir un devoir important aujourd’hui. »

Un frisson parcourt l’assemblée. Les murmures reprennent, s’intensifiant au fur et à mesure que l’incertitude augmente. Les gendarmes avancent lentement, leurs bottes résonnant sur le sol en pierre, et commencent à guider les filles hors de la chapelle.

Marie se lève de sa chaise, le cœur battant, ses mains tremblantes ajustant machinalement les plis de sa robe. Ses camarades, certaines plus vieilles, d’autres tout juste adolescentes, font de même. Elles se rangent en file, suivant les ordres sans un mot de protestation. En marchant dans l’allée centrale, Marie ne peut s’empêcher de jeter un dernier regard vers l’autel, cherchant en vain un réconfort.

Dehors, la lumière éclatante du soleil contraste cruellement avec l’atmosphère feutrée de la chapelle. Les jeunes filles, regroupées en silence, leurs visages anxieux sous l’œil vigilant des gendarmes, quittent la cour de l’école. Elles rejoignent des élèves d’autres écoles de la ville, privées et publiques, tous réunis pour la même tâche imposée.

Le trajet jusqu’au bureau de vote est court mais semble interminable. Les rues de Petit-Goâve, d’ordinaire animées, sont étrangement silencieuses, ponctuées seulement par les pas lourds des gendarmes et les murmures étouffés des élèves. Sur le chemin, riverains et passants observent la scène avec un mélange de curiosité et de peur.

Marie pense à sa mère défunte, une fervente partisane de Louis Déjoie, l’opposant local de Duvalier. « Si seulement Déjoie avait eu sa chance… », soupirait souvent sa mère. Marie aussi aime bien Déjoie, non seulement parce qu’il est un homme de leur ville, mais aussi parce qu’il est si beau, avec ses cheveux grisonnants et son sourire rassurant. Mais Marie a entendu parler des exécutions publiques de ceux qui osent se dresser contre Duvalier. Certains de ses camarades d’âge ont été forcés d’y assister. Elle sait ce qu’il en coûte de ne pas obéir. Alors, quand on lui mettra le bulletin dans la main, elle votera pour le maintien de Duvalier, tout comme on le lui a ordonné.

Autour d’elle, Marie observe des visages graves, d’autres défiants, mais tous partagent la même appréhension. Arrivées devant le bureau de vote, les élèves sont dirigées dans une salle sombre où professeurs et citoyens ordinaires accomplissent également leur « devoir », tous sous le regard vigilant des forces de l’ordre. Les regards des gendarmes, sévères et intransigeants, les suivent à chaque pas. Marie sent une sueur froide couler dans son dos. La gorge nouée, elle glisse son bulletin dans l’urne, accomplissant ainsi un acte qui lui semble à la fois solennel et absurde.

Plus tard, des journaux comme le Nouvelliste titreront en une sur « La journée historique du 14 juin », où « dans l’enthousiasme, le peuple haïtien a voté massivement pour le maintien à vie du Dr. Duvalier à la présidence de la République. »

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