Au Chapitre IV de la Genèse, une péricope célèbre raconte le premier meurtre de l’histoire de l’humanité. Caïn, jaloux, en colère et en rébellion contre un Dieu qui, sans raison offerte, décline l’offrande d’un cultivateur pour lui préférer celle d’un berger, tue son frère Abel. Caïn avait fait ce qui était attendu, au temps venu, il présenta des produits de la terre en offrande au Seigneur (4:7). Il était céréalier, il offrit ce qu’il avait mais Dieu n’étant visiblement pas un grand végétarien, ne se tourna que vers les premiers-nés du troupeau d’Abel. Puis, jouant à l’Innocent, il osa demander à Caïn la raison de son irritation et de son visage abattu. Comme s’il ne savait pas? Il savait tellement qu’il anticipa la suite – une suite qu’Il devait bien connaître en tant qu’être omniscient :
Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas ton visage ? Mais si tu n’agis pas bien…, le péché est accroupi à ta porte. Il est à l’affût, mais tu dois le dominer.
Genèse 4:7
Naturellement, Caïn ne domina rien. Il tua son frère Abel. Dieu le maudit pour son crime et voilà Caïn – cultivateur sédentaire dont le nom signifie acquisition/possession – condamné à errer sur terre pour avoir tué le berger nomade Abel dont le nom signifie souffle/vapeur. Son futur de vagabond errant inquiète Caïn qui a peur que le premier venu qui le trouve ne le tue (4:14). Ses parents étant les seuls autres humains vivant sur terre, on voit mal d’où viendrait ce premier venu mais Caïn s’est tout de même trouvé une femme qui lui donnera un fils, Hénok, ancêtre de Yabal et Youbal, pères de « ceux qui habitent sous la tente et parmi les troupeaux » (4:20) et de « ceux qui jouent de la cithare et de la flûte » (4:21). Du reste, Dieu s’était assuré qu’aucun malheur n’arriverait à Caïn en le marquant d’un signe pour le préserver d’être tué (4:15).
Toutefois loin d’être une protection, cette marque est une punition qui marque Caïn comme le premier meurtrier du genre humain, l’isole socialement et le place sous la surveillance constante de Dieu. La punition n’est pas simplement physique; elle est également pyschologique et morale. Elle garantit que Caïn vive avec les conséquences de ses actions et représente un châtiment à long terme là où la mort aurait pu le délivrer du fardeau de cette culpabilité morale qu’il est forcé de porter toute sa vie. C’est là un conflit double, à la fois interne et externe, particulièrement débilitant qui rappelle celui de Julien Sorel, personnage principal de « Le Rouge et le Noir » de Stendhal (1831) dont l’ambition demesurée et les victimes acessoires qu’il laissera sur son chemin, mènera à sa perte. Même s’il n’est pas physiquement marqué comme Caïn, sa culpabilité est une marque indélébile qui le poursuit et influence ses choix et son destin.
Jeune homme intelligent et ambitieux issu d’un milieu social modeste, Julien Sorel rêve de s’élever dans la société. Il devient précepteur chez la famille de Rênal et entame une liaison avec la femme de son employeur, Madame de Rênal. Puis, il monte à paris où il entre au service du puissant Marquis de la Mole et, naturellement, séduit Mathilde la fille du marquis avec la même aisance qu’il séduira la haute société parisienne qui le trouve charmant, brillant et toutes ses qualités qui feront de lui un favori du Tout-Paris. Mais, mlagré ses succès sociaux, Julien est tourmenté par une conscience coupable. Madame de Rênal a entretemps découvert les manipulations et les mensonges de son amant, notamment avec Mathilde. Blessée, trahie, et rongée par sa propre culpabilité de femme adultère, elle avoue tout à son mari et se retire dans la solitude et la douleur. Julien, lui, est pris de remords pour avoir blessé celle qu’il aimait. L’histoire se termine sur l’arrestation, l’emprisonnement puis la condamnation à mort de Julien pour le meurtre de Mme de Rênal – un meurtre dont il est innocent mais qu’il vit un veut un peu comme une punition juste, un symbole de la tradégide de la culpabilité et des conséquences dévastatrices de nos actes, la fin abjecte de sa liaison avec elle l’ayant hanté tout au long du roman.
Dans le récit biblique, Caïn agit motivé par des sentiments de colère, de frustration et de jalousie mais aussi par la culpabilité résultant de son péché de n’avoir pu satisfaire aux attentes que Dieu attendait de lui. La mort d’Abel en devient le résultat tragique de la culpabilité de Caïn. Comme Julien, Caïn a cherché à s’élever au-dessus de sa station d’origine, en voulant pour lui des faveurs réservées à d’autres. En cherchant à défier les limites de leur condition, les deux personnages se retrouvent confrontées à des conséquences tragiques, mettant en lumière les dangers de l’orgueil et de l’ambition (non contrôlés) et le risque bien réel qu’ils conduisent à des actions néfastes et des résultats désastreux.
Tout comme avec Caïn, la « marque » de Julien Sorel, symbolisant sa culpabilité et ses remords, influence profondément son histoire. Alors qu’il a réussi à atteindre ce qu’il cherchait, sa culpabilité le sépare des autres. Il se sent isolé, aliéné, incapable de partager ses véritables sentiments. Hanté par ses actions passées, il a du mal à établir des liens sincères et authentiques et lutte pour trouver un sens à sa vie. Cette marque est ce qui contribue à son destin tragique. Ambitieux et calculateur, il continuera à poursuivre la réussite sociale, en dépit des conséquences et au détriment de ses propres valeurs jusqu’à ce qu’il soit finalement rattrapé par son passé et confronté à l’inévitable.
L’histoire de Julien Sorel illustre la lutte entre l’ambition individuelle et les contraintes sociales, ainsi que les conséquences tragiques de la manipulation et de la quête du pouvoir. Celle de Caïn souligne les mêmes conséquences pour la quête d’approbation et de statut. Les deux récits mettent en exergue les actions destructrices et les dangers pouvant résulter de la manipulation et de la recherche du pouvoir à tout prix. Julien a manipulé et utilisé les sentiments de ses femmes pour ses propres intérêts.; il a agi de manière égoïste et calculatrice, sacrifiant les sentiments et la dignité des autres pour atteindre ses propres objectifs. Coupable de trahison morale, sa culpabilité psychologique est un élément central de son personnage. Caïn, motivé par la jalousie envers son frère, commet le premier meurtre de l’histoire humaine et, avec, introduit la première manifestation de la violence dans le monde. Son refus d’accepter la responsabilité de ses actions lui vaudra d’être passé à la postérité comme un meurtrier et uniquement.
Dans les deux cas, la quête d’élévation sociale et de pouvoir conduit à des choix moraux douteux et finalement à la chute. Ces récits illustrent de manière puissante les conséquences désastreuses de l’ambition non contrôlée et de la manipulation, tout en mettant en lumière les complexités de la condition humaine. En explorant les aspects les plus profonds de la nature humaine, les récits littéraires comme ceux de Caïn et de Julien Sorel offrent des leçons morales et philosophiques intemporelles, invitant les lecteurs à réfléchir sur la responsabilité individuelle, la rédemption et les limites de l’ambition humaine.





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