Dans l’évangile de Jean, au chapitre 5, Jésus commet l’irréparable. À la piscine de Béthesda où les damnés de la terre – aveugles, paralysés, impotents (v. 4) – venaient chercher grâce auprès de leur Créateur, il décida, sacrilège, de guérir, le jour du Sabbat, un malade qui, depuis 38 ans, espérait un miracle. Or, les Écritures sont formelles: il est interdit de travailler le jour du Sabbat. Après avoir créé le monde, « Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu’il avait créée en la faisant » (Genèse 2:3). Aussi, les Juifs, furieux de le voir ainsi violer la loi de Dieu, poursuivirent-ils Jésus (Jean 5:16) au point de chercher à le faire mourir (Jean 5:18). Pourtant, il leur avait expliqué : Dieu ne s’arrête jamais. « Mon Père agit jusqu’à présent; moi aussi, j’agis. »(Jean 5:17).

Le Lévitique 23:3 modèle la semaine de travail sur celle du Dieu Créateur. Comme lui, « on travaillera six jours; mais le septième jour est le sabbat, le jour du repos: il y aura une sainte convocation. Vous ne ferez aucun ouvrage: c’est le sabbat de l’Éternel, dans toutes vos demeures. » Si Dieu se met à travailler 7 jours sur 7, combien de temps faudra-t-il avant qu’il ne se métamorphose en Bartleby, le scribe de WallStreet, déshumanisé par une société industrielle et bureaucratique où le travail ne libère point mais aliène?

Dans la nouvelle de Herman Melville (1853), Bartleby est recruté par un notaire pour recopier des actes. Au début, il est bon travailleur, fait ce qui lui est demandé et ne pose pas de question. Mais, progressivement, battu par la nature répétitive de son travail de clerc, il se met à répondre : « je ne préférais pas » aux tâches qui lui sont confiées … jusqu’à arrêter de travailler et même refuser son renvoi. La résistance de Bartleby est passive mais finit par aboutir à son retrait total du travail, nous forçant à réfléchir sur les effets délétères d’un capitalisme débridé où le temps c’est de l’argent, où le travail n’a pas de fin et où nos armes semblent impuissantes. Bien avant la vague du quiet quitting post-pandémie, il avait compris que, parfois, la meilleure façon de se battre est la fuite.

Le Lévitique est un corpus juridique organisant la vie des Hébreux. Les lois sont d’origine divine parce que l’autorité d’alors était divine, mais elles sont indéniablement humaines dans leur contenu. Le Lévitique est un système de lois et de régulations de la vie des Israélites au quotidien. Elles couvrent les sacrifices et autres rituels certes, mais aussi la propreté, les restrictions diététiques, les modes de culture, la conduite morale, les normes sociales à respecter, et les punitions quand ces règles ne sont pas respectées. Ne pas travailler le jour du Sabbat participe de cette organisation sociale où un jour est réservé pour que la congrégation se rencontre, se retrouve, se ressource. Ne pas respecter ce temps de reconnexion, c’est se mettre en péril la cohésion de la communauté.

Ce n’est pas la première fois que Jésus se mettait en porte-à-faux à propos de cet édit divin particulier. Dans les 4 évangiles, il insiste sur la nécessité de prioriser l’humain sur un jour sacré. Nous le retrouvons, face aux Pharisiens dans Marc 2:23-28, expliquant pourquoi ses disciples récoltaient des grains le jour du Sabbat – David et ses compagnons, fait-il remarquer, ont fait de même « temps du souverain sacrificateur Abiathar ». Dans Matthieu 12:12, il explique qu’il est bon de faire le bien un jour du Sabbat. Dans Luc 13:10-17, il guérit une femme de son infirmité et en profite pour casser et mettre dans la main du chef de la synagogue qu’il traitera d’hypocrite.

Le reste du Nouveau Testament continue de conditionner l’observation de ce jour sacré à des considérations plus chrétiennes. Se reposer, oui, parce que Dieu s’est reposé (Hébreux 4:9-10), mais en se rappelant que ces observations annonçaient ce qui devait venir et dont la réalité est manifestée en Jésus-Christ (Colossiens 2:16-17). Les chrétiens pousseront l’outrecuidance jusqu’à changer le jour du Sabbat qui passe de samedi à dimanche – le jour de la résurrection du Christ. Puisque, comme le dit Romains 14:5, ce n’est pas de faire une distinction entre un jour ou un autre qui importe, mais la conviction.

Cette petite révolution ne change pas l’essentiel toutefois. Il est bon que l’homme ait un jour où il se repose de son labeur. Une certitude qui sera érodée dans les débuts du capitalisme industriel, à l’époque des robber barons. L’industrialisation conduira à des heures de travail plus longues dans les usines et dans les mines, avec des ouvriers devant faire face à des semaines de travail excessivement longues avec très peu de pause et peu de temps pour le repos ou les loisirs.

La sécularisation était passée par là et Dieu n’était plus l’autorité suprême. Plus aucun jour de repos n’était mandaté; les usines travaillaient continuellement à plein rendement et le concept d’un jour de repos traditionnel disparut. Et comme la machine devait fonctionner sans cesse, les journées s’allongèrent, les semaines de travail aussi et, quand les bras adultes ne suffisaient pas, les enfants furent embarqués dans la spirale.

En réponse à ces conditions pénibles de travail, les syndicats d’ouvriers commencèrent à se former pour exiger des heures de travail normales et un jour de repos standard. Des centaines de grèves et de manifestations plus tard, ils réussirent à faire changer les lois pour améliorer les conditions de travail, établir des heures de travail plus courtes et mandater le droit aux week-ends et à des jours de repos spéciaux.

Aujourd’hui, la grind culture nous invite à abandonner ces acquis pour accumuler de l’argent alors que nous nous perdons et nous isolons chaque jour un peu plus. Ces tendances contemporaines rappellent les thèses sur l’antipouvoir, inspirées par Bartleby, où les individus soumis à des forces normalisatrices et disciplinaires (Gilles Deuleuze) sont aliénés par un travail devenu une force d’oppression soumis à des structures capitalistes déshumanisantes (Antonio Negri). En encourageant une constante disponibilité et productivité, la grind culture s’inscrit dans cette logique de contrôle, annihilant le concept même de repos et de temps dédié à la réflexion personnelle.

Curieusement, cette époque coïncide avec l’apparition de nouveaux robber barons, aux centaines de milliards de dollars, qui nous fournissent les plateformes de la grind culture pour mieux réussir à broyer nos cerveaux et détruire notre joie de vivre, tout en nous refusant le loisir d’interroger combien cet engagement constant dans la productivité affecte notre bien-être individuel et collectif.


L’étude biblique d’aujourd’hui arrive avec quelque retard, mais, que voulez-vous, c’est le jour que le bon Dieu a fait et j’ai un droit à la paresse. En vrai, le froid du Québec m’a fait chercher refuge dans le beurre de karité et j’ai découvert que j’y étais allergique – quelques désagréments et une bonne petite fièvre plus tard, je suis passée de l’autre bord. Je vais bien, mais vous en récoltez un billet en retard. Toutefois, nous voilà de retour dans la littérature absurdiste – c’est bon signe.

Sinon, comme d’habitude, le lien pour vos suggestions est ici: https://ngl.link/laloidemabouche

4 réponses à « Un repos laborieux »

  1. Madame,
    Si un jour vous passez à Paris, je serais très honorée de pouvoir prendre un verre avec vous.
    Je suis bien consciente que vous n’avez aucune obligation de répondre à cette invitation, mais ça ne me coûte rien de demander.
    Bien à vous,
    Lydie

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    1. Merci pour vos bons mots. Je note l’invitation.

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  2. […] vérité et de direction dans un monde complexe et incertain; notre désir de contrôle et surtout notre besoin de sécurité et de certitude. Les deux leaders incarnent l’aspiration humaine à trouver des réponses, à être guidés […]

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  3. […] Faire (re)lire Rimbaud est ma manière de le partager, de (ré)introduire ses (nouveaux) lecteurs à leur humanité, à cette part d’eux-mêmes que seul son génie franc, incisif et déroutant parvient à révéler. C’est ma façon de transmettre ce que j’ai appris de ce jeune homme dont une pré-adolescente s’est éprise dès le premier vers : la franchise brutale, l’introspection douloureuse et cette étrange liberté qui naît de l’acceptation du chaos. […]

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