Le monopole de la violence légitime

Le contrat de bail a vite fait le tour de l’infosphère haïtienne. Le Sénat de la République cherche à déménager son Bureau d’un Bicentenaire devenu invibable et entend se réfugier dans trois gentils appartements d’un bel hôtel de Pétion-Ville. Hautement déçu par notre refus de comprendre le bon sens de cette décision, le Président du Sénat, le Sénateur Carl Murat Cantave se répand en invectives contre un Conseiller de la Cour Supérieure des Comptes qui aurait fait fuiter l’information et se lave les mains du sort de ses anciens voisins du Bicentenaire qui n’avaient qu’à pas choisir de vivre à La Saline comme lui vient de le faire pour le Bureau du Sénat.

C’est quand même fascinant, cette douce abdication du monopole de la violence légitime par le président de la seule branche du Pouvoir Législatif appelée à survivre à l’échéance de la deuxième semaine de janvier. Et l’on s’étonnera après que les habitants de Cité Soleil, La Saline, Grand Ravine et autres zones abandonnées aux chefs de gang, s’entendent pour les protéger. En l’absence de la Mère-Patrie, on tête la grand-mère-Racket.

Le monopole de la violence (physique) légitime (Gewaltmonopol ,dans l’allemand original) désigne le fait sociologique que ce soit le propre de l’Etat moderne – pour Max Weber – d’être seul à bénéficier, sur son territoire, de la violence physique légitime. Cet État wébérien se trouve déjà de façon embryonnaire chez Hobbes et son Léviathan à qui une espèce apeurée confie sa destinée en échange de la paix et de la sécurité. Un peu plus tard, Norbert Elias y intégrera le processus civilisationnel par lequel l’État concentre le pouvoir, monopolise la contrainte et se centralise. C’est le passage de l’Etat féodal des Seigneurs à l’Etat moderne du Prince où violence et impôts sont centralisés.

Cette façon bien européo-centrée de voir les choses se traduit mal dans un pays où, à de rares exceptions près, depuis la fin forcée de la réunification de l’Ile – l’incompétence le dispute à la gabegie pour y installer une instabilité légendaire. Hérard qui tombe après Boyer sera le signal au Sénat pour installer au pouvoir des vieillards âgés et faibles et des illettrés qu’il espérait malléables.

Soulouque fut une surprise. Il se fit empereur, purgea l’armée de son élite mulâtre, créa une noblesse noire, régna sur Haïti sans partage, pendant douze ans, avant d’être contraint, par Geffrard, à abdiquer. Huit ans après, c’était au tour de Geffrard de se retrouver contraint de démissionner. Salnave suivra avec sa grande idée de fermer la Chambre des Députés. Rien n’alla plus. Le Nord fit sécession, les cacos – paysans armés – s’organisèrent et, jusqu’à l’occupation américaine, contribuèrent à faire tomber les Présidents de la République à une vitesse vertigineuse.

Aujourd’hui, des descendants de cacos continuent – dans l’indifférence des élites – de s’organiser pour survivre. Comme au XIXème siècle, ils se retrouvent instrumentalisés par les mêmes politiciens qui, une fois arrivés au pouvoir, s’empressent de les renier et s’en lavent les mains. A la différence que, cette fois, ils ne sont plus quelque part dans les mornes prêts à descendre sur la ville renverser des présidents et à y retourner une fois la besogne accomplie. Ils encerclent la ville, ils sont dans la ville. Ils n’ont plus de terres – on leur a pris leurs mornes – n’ont pas de travail et n’ont pas d’espoir. Aussi, lorsqu’un Te Quiero, un Ti Hougan s’occupent d’une communauté, même au prix de crimes abjects, celle-ci est-elle prête à les défendre, du bec et des ongles. Léviathans d’un nouveau genre, ils lui offrent paix et sécurité, en échange d’un monopole de la violence physique contre les voleurs, criminels et autres victimes coupables de ne pas avoir la protection des Seigneurs.

Ne voulant pas déranger cet accord sacré, le Sénateur Cantave semble s’être résolu à le respecter, en se cas(s)ant ailleurs. A charge pour les victimes potentielles de se trouver des protecteurs-prédateurs, de se transformer eux-mêmes en protecteurs-prédateurs, ou de, comme lui, se ca(s)ser ailleurs.

En attendant, la République continue sa descente aux enfers.

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