Des flammes et de l’eau

« Si quelqu’un te parle avec des flammes, réponds-lui avec de l’eau » c’est par ce proverbe peul,  qu’il a un peu retravaillé, que le slammeur Souleymane Diamanka nous introduit à la sagesse de son peuple. S’installant dans le prolongement de la tradition des griots, il nous apporte, par la poésie verticale du Slam, des millénaires d’expériences qui se sont propagées, d’une oreille à l’autre, par le truchement d’une oralité plus ou moins codifiée. Généralement « transmise par le sang », la fonction de griot dans la communauté est centrale. Dépositaire de la tradition orale, le griot est porteur de savoirs et de mystères qu’il transmet au besoin, selon un rythme convenu, aux membres de la communauté. À chacun de ses mots est rattaché un précieux fragment de l’histoire certes, mais surtout de l’âme d’un peuple, ce qui l’anime, ce qui le constitue, ce qui le définit.

C’est un phénomène qui m’a toujours frappée, fascinée, interpellée: l’étendue de la notion d’ubuntu dans la presque totalité de l’Afrique subsaharienne, des zoulous de l’Afrique du Sud, où il désigne le caractère de celui qui est conscient de ce que doit son humanité aux autres, aux yorubas du Bénin, où il désigne un jeu dans lequel on essaie d’entrer dans le cercle de l’autre. Je n’ai pas les outils anthropologiques nécessaires pour correctement le saisir ou l’analyser mais je me plais à l’apprécier. Pour sa beauté et ses promesses. À la surface. Dans une superficialité assumée. Quelque peu romantique. Parfaitement impénitente. Je suis parce que nous sommes. Je n’existe que par ce que nous existons tous, ensemble. Je suis perpétuellement captivée, séduite, conquise par ce doux triomphe de la communauté sur l’individualisme, si loin de l’oppression paternaliste du stalinisme. Une communauté, que l’on pourrait presque qualifier de libérale, où l’individu est entièrement lui-même dans et par sa relation avec les autres.

C’est une proposition tout sauf révolutionnaire mais peut-être y a-t-il là une solution à l’opposition aussi ancienne que stérile entre l’individualisme (d’Aristote) et le communisme (de Platon). Le libéralisme est une lutte des fils contre l’autorité du père parce que le père, chef de famille, pèse de tout son poids, écrase les aspirations légitimes de ses fils. Si l’autorité est celle de la communauté à laquelle on est réellement et parfaitement intégrée à quoi bon lutter et surtout contre qui ? Contre soi-même ? La question peut même ne plus se poser. Si quelqu’un arrive en portant des flammes, toi arrives en portant de l’eau. Tu pourras éteindre les flammes et/ou faire bouillir de l’eau. Avec lui. Pour vous deux. Pour toute la communauté. 

Si quelqu’un dévie des règles de la société, la sanction ne peut-être de le marginaliser plus avant. Le droit pénal qui exclut systématiquement les membres d’une société ampute celle-ci et complique ses efforts pour avancer. Il est une raison pour laquelle, ces derniers temps, les jambisations prennent de l’ampleur chez les dealers de Seine-Saint-Denis; elles limitent considérablement les mouvements de la victime mais surtout elles permettent de la maintenir dans une peur constante de toutes ces menues tortures supplémentaires qui pourraient empirer la situation.

L’idée n’est pas nouvelle. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault s’emploie à délégitimer la prison « dangereuse quand elle n’est pas inutile ». La prison continue, en plus mystérieux, la fonction de réaffirmation régulière de l’autorité du Prince remplie jusque-là par le supplice public. Il ne s’agit donc pas tant de protéger la société des déviants que d’utiliser les déviants comme autant d’épouvantails contre ceux qui seraient, pour une raison ou pour une autre, tentés de les suivre. Il s’agit, ultimement, d’une « technologie politique du corps » visant à établir la domination de certains individus sur la communauté. Il s’agit, en clair, d’une entreprise de domination liberticide.

Dans le candomblé brésilien, celui qui viole les règles de la communauté est invité, par le moyen de la transe, technologie politique du corps d’un autre genre, à réintégrer celle-ci. La réaction à la déviance n’est pas d’exclure celui qui s’en est rendu coupable mais de l’accueillir. À nouveau. Chez lui. En lui. Le ramener, lui, enfant prodigue, à la maison. Lui faire une fête. Et danser. Pour lui. Avec lui. Dans sa communauté. C’est la sociologie gofmanienne sublimée. C’est la recherche sociologique sur la déviance, la labellisation et la marginalisation devenue inopérante parce que désormais accomplie. C’est Souleymane Diamanka qui scande et demande : « Pardon. Parlons. Et Repartons. » Repartir sur des bases plus saines. Celles de la communication devenue lieu privilégié de la gestion des conflits.

Cette gestion transcende l’intra-communautaire pour s’étendre aux relations inter-communautaires. Dans l’Afrique subsaharienne pré-coloniale semble exister un droit international humanitaire avant la lettre établissant les règles de la guerre – souvent réduite à un exercice sportif – et faisant une belle place à la communauté, de l’anarchie communautaire des Dogons (Mali) à la démocratie anarchique des Ibos (Nigéria), en passant par les régimes entre anarchie et hétérarchie des Fang (Gabon), des Nuers (Sud du Soudan), des Lobi (Burkina Faso), des Gagous (Côte d’Ivoire) ou encore des Kabrés (Togo).  A contrario de la description réaliste des relations interétatiques comme un jeu à somme nulle, dans un milieu international anarchique et conflictuel, dont l’enjeu est la maximisation de la puissance, l’anarchie de l’Afrique précoloniale semble inviter à aborder le problème autrement. Non plus comme un jeu gagnant-perdant mais comme un dialogue, une conversation, une négociation où l’on peut chercher et trouver, ensemble, la meilleure façon de satisfaire simultanément toutes les parties en présence.

Le plus surprenant – et que ce le soit n’est guère encourageant quant au progrès réel de notre espèce – est que la chose est parfaitement possible. À mes étudiants, je l’illustre par le problème de l’orange à partager entre deux personnes qui, toutes les deux, la veulent entièrement. Sans partage. Jusqu’à ce que, en en discutant, elles se rendent compte que l’une avait besoin de la pulpe pour son jus et l’autre de l’écorce pour son parfum. C’est ainsi que se gagne le combat, de la seule façon qu’il puisse l’être vraiment, quand « le duel (…) devient duo ».

Cette sagesse rythmée, portée par un Peul (Sénégal) slammeur nous arrive, par delà le temps, d’expériences lointaines et maintes fois renouvelées d’une espèce qui, nue et dépourvue de défenses naturelles a réussi, dans son ensemble, à se créer et conserver une position de primauté sur cette planète qui est la nôtre. De telle sorte que ce n’est plus le slammeur qui parle mais, ses ancêtres et les nôtres, par sa bouche.

Si un jour ils te demandent qui je suis … s’ils insistent … Dis-leur que je suis Souleymane Diamanka, fils de …, petit-fils de …, arrière-petit-fils de … , etc. etc. etc.

6 réflexions sur “Des flammes et de l’eau

  1. Excellent billet ! De la profondeur , une incitation à repenser le « nous » et la douce saveur des mots ! La référence a Foucault retient mon attention. Plus largement la possibilité d’un autre droit moins pénal pour faire face à la délinquance par la ré-intégration dans le groupe plutôt que l’exclusion…Ce n’est pas simple , il y a du défrichage a faire, mais c’est ce qui rend l’idée plus exaltante !

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    1. Je crains souvent que les références à Foucault chez moi ne tournent à l’obsession alors je suis heureuse de savoir qu’elle est appréciée ici. Je reste toutefois bien consciente du caractère révolutionnaire – lire utopique – de ma proposition et reconnais dès le départ qu’elle est un peu romantique.

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