Silence, on hurle !

Si vous faites partie de la Gen Z, c’est-à-dire que vous êtes né.e.s entre 1997 et 2012, et que vous vivez encore en Haïti, plus précisément dans la capitale, les sentiments qui vous traversent ne sont que déception, désolation, et incertitude. Mais le pire de tous, c’est l’incertitude. Les autres ne sont rien à côté d’elle. Car, dans l’incertitude, se retrouvent le stress permanent d’un avenir non assuré, de l’incapacité de se projeter, de la peur de recevoir une balle perdue en pleine fuite, avant que des hommes armés sans foi ni loi, n’envahissent, ne pillent, et ne mettent à feu et à sang.

Si vous êtes une femme, vous avez sans aucun doute peur de subir des viols collectifs. C’est devenu un sujet de conversation banal, comme acheter des épices. Mentalement, on se prépare. Au cas où.  On partage ce qu’on a vécu ou ce que d’autres nous ont raconté. J’ai entendu des femmes dire tout bas: “youn omwen, men lè 7 ap pase sou ou a…”.

Les femmes racontent lorsque la guerre a commencé. Au Bicentenaire. Lorsque tout cela ne faisait que commencer. Les viols se déroulaient sur l’asphalte boueuse où se mêlaient la sueur des gens qui courent pour s’échapper, de l’urine, de la défécation d’humains et d’animaux mélangés, du sang de celles et ceux qui ont succombé aux balles à Martissant. Les bandits alignaient les femmes et se faisaient la passe, comme on le ferait avec un ballon de foot.

C’était cela la monnaie de passage tendue à Charon, le barquier des Enfers, chargé de faire traverser le fleuve Styx aux âmes des défunts. Sauf que ce fleuve dans ce cas précis était la route de Martissant, ou le VAR, qui faisait le transit non seulement entre le centre-ville et Fontamara, et tout ce qui s’y trouvait après, mais aussi le royaume des vivants et des morts. Certaines étaient hissées sur les mêmes voitures qui les transportaient, ou sur les carcasses de voitures brûlées de victimes dépouillées, avant d’être soit tuées, ou pour celles et ceux qui en avaient la chance, libérées. Les femmes, elles, étaient retenues, toujours retenues. Et on estimait celles violées sur la route, à même le sol, au vu et au su de tous et toutes, les plus chanceuses, car il y avait celles qu’ils kidnappaient et qu’ils jugeaient trop juteuses pour juste avoir le loisir de partir après avoir été humiliées ainsi. Il y avait celles qu’ils faisaient entrer au village et là, elles subissaient le même sort que Hakim Rimpel aux mains de ses ravisseurs et pire encore. Violées jusqu’à saigner, par un nombre inimaginable d’hommes, et par des objets comme des armes à feu pour ensuite être laissées pour mortes. Et cela c’était le sort de celles qui étaient relâchées, les autres, elles, leur collaient une balle.

Des histoires qui font froid dans le dos. Le dos de chaque jeune femme à Port-au-Prince en ce moment. Le dernier rapport sur les violences faites aux femmes publié par Nègès Mawon, nous informe d’un total de 1 169 violences sexuelles perpétrées sur tout le territoire, recensées de janvier à novembre 2023. Aujourd’hui, nous avons certainement perdu le décompte. Non seulement il n’y a nulle part où obtenir justice, mais aussi plus que jamais les femmes sont réduites au silence, par crainte de représailles, ou tout simplement, parce qu’elles jugent cela inutile. Et qui peut oser les convaincre du contraire! 

D’ailleurs, elles sont en proie à des blessures qui tuent de l’intérieur, des douleurs, des traumatismes qui ne seront jamais soignés, jamais guéris. Ce sont là des histoires que j’ai ouï ça et là. Certaines victimes rencontrées au marché, en camionnette, dans la zone où je vis, ou simplement après le petit répit d’un “kouri”, où dans les rues, nous continuons de marcher assez rapidement pour rentrer mais aussi où les femmes expriment leur peurs, leur vécu entre elles. “Anmweeeyy, yo fè m kite Fontamara, m ale ak manman m Thomassin, m kite Thomassin m ale Carrefour Feuilles, yo fè m kouri kite l vin Turgeau, kounye a ki kote m pral kouri ankò…” m’explique une de mes amies.

Personne n’écoute ces cris de douleur. Bien que chaque jeune femme à Port-au-Prince les ressente dans sa chair en ce moment, ces cris de détresse demeurent largement ignorés. Relégués à plus. Les hommes qui nous dirigent jugent qu’il y a d’autres priorités. Selon eux, il y a bien plus urgent. Résultat, personne n’écoute les femmes. Alors que, au-delà des appels à l’aide, il y a cette douleur silencieuse partagée.

Enfin, en tant que militante des droits des femmes, j’ai pleinement intégré cette citation de Simone de Beauvoir : ‘Rien n’est jamais acquis définitivement. Il suffit d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Tout au long de votre vie, vous devrez rester vigilantes.’ Ici, en Haïti, les droits des femmes ne sont pas seulement remis en question, ils sont pratiquement inexistants. Demandez aux femmes haïtiennes, elles vous le diraient, si nous n’étions pas 52% forcées d’être aphones.

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