Le changement doit venir de nous

Il est là. Au Carrefour. Encadré par quelques blocs. Quelques voitures passent mais ne s’arrêtent pas. Des passants jettent un regard furtif et continuent leur chemin. Il ne dérange pas. Un cadavre au carrefour. Là. Par terre. Il ne dérange pas. La vie continue, frénétique. À rendre les morts invisibles.

Je revenais de chercher mon frère à l’aéroport et il me le fallait nourrir. Il était là comme j’allais arriver au restaurant. Un corps sans vie. Étalé là. En pleine rue. Dans un quartier résidentiel. J’ai commencé par appeler le Commissariat de la zone, sans succès. Arrivée au restaurant, j’appelai un autre Commissariat pour confirmer le numéro du premier, il y avait une erreur d’un chiffre.

Parallèlement, je contactais la Police Nationale d’Haïti sur Twitter. Ils ont répondu très vite, me remerciant de le leur avoir signalé et m’assurant d’un suivi immédiat. Je résolus tout de même d’aller me renseigner auprès de la serveuse pour en savoir plus. C’était plus grave que je ne le croyais. Le cadavre était déjà là hier et la police était déjà venue faire son constat. On attendait depuis la levée du corps. Une minute plus tard, j’entrais en mode panique, appelant celleux qui avaient le malheur d’être dans mon carnet d’adresses et étaient susceptibles d’aider.

Je rappelai le Commissariat. La première fois, on laissa sonner. La deuxième fois, un gentil policier répondit à la première sonnerie. Je lui expliquai la situation. Il m’expliqua à son tour pour le constat et l’impossibilité dans laquelle la police se trouvait pour faire enlever le cadavre, la Mairie tardant à payer l’entreprise funéraire contractuelle pour ses services. Je lui demandai alors de se renseigner pour savoir s’ils permettraient à un particulier de payer. Il promit de s’en enquérir et de me rappeler. Je lui laissai mon numéro de téléphone.

L’appel suivant fut pour une responsable de la Mairie avec qui j’avais eu à travailler. Elle apprenait la nouvelle mais confirma les difficultés actuelles de la Mairie à honorer ses dettes. Elle promit de se renseigner et s’engagea à me rappeler, elle aussi. Je la remerciai, raccrochai et contactai le fils de la propriétaire du restaurant. Je lui expliquai la situation, lui non plus n’en avait aucune idée; les employés n’avaient pas pensé à les avertir. Il voulut contribuer lui aussi à payer l’entreprise funéraire. Je promis de le tenir au courant et appelai M. pour trouver une entreprise alternative au cas où…

En bonne tatie, M. me sortit gentiment de mon délire. Elle me rappella qu’en m’engageant ainsi, je prenais la responsabilité d’un mort que je ne connaissais pas, y compris ses funérailles, et que, en plus du coût financier, il y aurait la famille à gérer. Je n’y avais pas pensé. J’allais attendre l’appel de la police et aviserais ensuite.

Le policier rappela, avec une bonne nouvelle. L’entreprise allait venir chercher le corps et je n’aurais rien à donner. Je n’avais plus besoin de m’inquiéter. Je le remerciai à profusion, ce qui sembla le gêner un peu. Il maintint que c’était à lui de me remercier d’avoir été bonne citoyenne et mit fin à l’appel. Quelques minutes plus tard, comme annoncé, le cadavre n’était plus au coin de la rue.

Je ne sais pas qui il était. Je n’ai pas osé demander – j’étais encore sous le choc – je le ferai demain. Je sais juste que son corps n’aurait jamais dû se retrouver au coin d’une rue, pendant deux jours, dans l’indifférence de tou.te.s. Les chauffeurs. Les passants. Ceux qui étaient avec moi au restaurant, mangeant, discutant, vivant, sans autrement s’inquiéter du mort qui était là, au coin, à quelques mètres plus bas.

Il aurait suffi d’un appel. C’était un être humain, par terre. Comment a-t-il pu rester là, deux jours, sans déranger ? Deux jours. En pleine rue. Au vu de tou.te.s. Il a pourtant suffi d’un appel. Un seul – le reste tenait à ma panique et n’a rien contribué au dénouement de la situation.

Au-delà de l’appel toutefois, ce que je veux saluer dans ce billet, c’est la promptitude de chaque entité, de chaque institution contactée, à répondre et à essayer de trouver une solution. La police. La mairie. Le restaurant. Et même l’entreprise funéraire. Tous m’ont écoutée, ont cherché à aider, sans hésitation, dès les premières secondes. Et je me dis que, parfois, tout ce que cela prend pour changer une situation, c’est de nous manifester.

Le changement doit venir de nous. #AyitiNouVleA est possible. Elle ne sera toutefois que si nous faisons nôtre, et de façon effective, le combat pour la dignité. En signalant ce qui ne va pas, en travaillant à des solutions, en offrant à nos institutions la chance de faire leur travail.

C’est facile de blâmer le « système » mais il ne changera pas tant que nous resterons indifférent.e.s à la souffrance des autres. Nous sommes les gardien.ne.s de nos frères et sœurs. Tâchons de ne pas l’oublier.