De l’admiration des jeunes femmes et des hommes qui l’inventent

Dans une autre vie, j’étais directrice d’une importante direction d’une prestigieuse université. En tant que telle, j’ai eu à rencontrer de nombreux hommes d’affaires avec qui j’ai discuté … affaires pour le compte de mon employeur. Parmi ces hommes d’affaires se trouvait certain entrepreneur – condamné non pas par ses origines mais, il appert, par ce qui serait une certaine difficulté à séparer biens personnels et biens sociaux.

À l’époque, l’homme en question dirigeait une entreprise informatique et une entreprise de construction dont les services intéressaient l’université. Je fus chargée de le rencontrer et d’établir les bases d’une relation entre nos deux institutions.

Le 5 janvier 2012, midi, à l’université, me retrouva, avec mon équipe, présentant nos projets et espérant dégager des possibilités de partenariat. Plus tard, en jeune cadre supérieure à la vingtaine consciencieuse, je fis un mail de suivi. Le lendemain, la réponse arriva, on ne peut plus classique : une proposition d’une nouvelle rencontre, avec l’équipe de l’entrepreneur en question et chez eux cette fois, pour définir le cadre de la collaboration. Le mail se terminait par une promesse de me recontacter au cours de la semaine pour fixer une date.

Le 8 janvier 2012, un programme de financement de prêts étudiants pour l’achat de matériel informatique ayant été approuvé par notre banque, je m’enquis de la possibilité de lancer le programme le mois suivant. La réponse arriva tout de suite : c’était possible et l’on me proposait une séance de travail le lendemain dans les bureaux de l’entreprise. Je déclinai – pour des raisons d’agenda – et proposai de travailler par mail. Lui, préférait travailler par téléphone – nous échangeâmes nos numéros – avec moi insistant tout de même sur le fait que j’étais plus joignable par mail que téléphone.

Au 16 janvier 2012, la rencontre dans les bureaux de l’entreprise étant devenue impérieuse, je rencontrai l’équipe de l’entrepreneur puis lui seul. Nous avons discuté de nos projets immédiats – ils étaient au nombre de deux – et, de façon inopinée, d’un verre dans la soirée pour finaliser les détails – que je déclinai. Depuis, je me suis arrangée pour que les prochaines réunions aient lieu à mon bureau dans l’espoir de limiter les risques de me voir offrir de l’alcool.

Les deux projets immédiats – celui du financement et un autre consistant à doter une communauté dans le Sud du pays de deux laboratoires informatiques – ont été un succès. Les autres discussions n’ont pas été plus loin, surtout après que j’aie eu vent de la faillite qui se projetait.

Le dossier était classé. Du reste, l’entrepreneur reconverti depuis en politicien à l’idéologie et aux positions changeantes était de peu de conséquence. Il s’est toutefois rappelé à mon bon souvenir hier par un tweet vil, stupide et misogyne – mais je me répète – que j’ai parodié pour souligner l’inanité du commentaire. En réaction, j’ai été traitée de menteuse cachant mon ancienne admiration pour un grand entrepreneur au bureau duquel j’allais souvent pour discuter.

Ma première réaction était d’en rire. Gad eta yon moun. Puis, je me suis rappelée que c’était plus grave. Que cela partait d’une propension de certains hommes à projeter leurs désirs sur des jeunes professionnelles et éventuellement justifier des agressions de degrés divers. Pour moi, cela n’a pas été au-delà du verre refusé mais j’étais en position de force – j’étais celle qui passait les commandes, celle qui payait. Cela ne m’a pas empêché toutefois – près de 9 ans plus tard – de me voir traitée publiquement de menteuse et, pire encore, de me voir rappeler mon accent parisien qui, à l’époque, je l’admets volontiers, était à couper au couteau – et que j’ai depuis perdu, n’en déplaise à A. qui, hier soir encore, insistait que non et qui a de la chance que je sois restée son amie malgré sa méchanceté caractérisée et avérée.

La construction des inégalités hommes-femmes dans le monde professionnel n’est pas qu’affaire de salaire; elle est surtout dans une série d’attitudes, de pratiques et de comportements s’accordant pour maintenir la femme dans une position inférieure – et dont les écarts de salaires ne sont qu’une des manifestations les plus visibles. Cette fabrique de l’inégalité se trouve dans une discrimination souvent insidieuse et atteignant à la dignité même. Voilà des potentialités gaspillées et des possibilités d’épanouissement anéanties, courtoisie du harcèlement sexuel et/ou moral qui accompagna, dès ses débuts, la féminisation du marché du travail.

Au mois d’octobre dernier, le podcast Koze Kilti Vyòl de l’association Ayiti Nou Vle A a traité la question. L’épisode a marqué par la perspicuité – dépoussiérons le mot, il est parfait ici – de l’invitée, l’analyste politique Chantal Merzier Élie, qui a offert un outil de conceptualisation : la corruption sexuelle, pour parler de cet état de fait où la société elle-même encourage le harcèlement sexuel en le normalisant, en le posant comme allant de soi, voire comme une chance. Elle a patiemment décrit un monde professionnel où des patrons-trappeurs – ou alternativement des collègues-trappeurs et des professeurs-trappeurs – posent des pièges d’où la victime peut difficilement sortir indemne. Un monde où dire non se traduit souvent par un suicide professionnel accompagné des moqueries de celleux qui se demandent pour qui l’on se prend.

S01E03: Pawòl ki aksepte nan kad pwofesyonèl ki ankouraje kilti vyòl, Koze Kilti Vyòl, 31 octobre 2020

Cet « entitlement » mâle explique possiblement que notre entrepreneur du début m’ait crue admirative pour avoir traité affaires avec lui. J’étais venue à son bureau – une fois – et il m’avait offert d’aller prendre un verre – que j’avais refusé – c’était la preuve irréfutable de mon admiration pour lui.

Dans ma carrière, il m’est arrivée de recevoir des dizaines de personnes par jour à mon bureau – des centaines même parfois. J’ai traité, négocié, signé des contrats avec un grand nombre de gens. Jamais je ne me serais avisée d’en déduire qu’ils m’admiraient. Je suis une femme toutefois et, dans ce monde patriarcal, ceci explique cela.

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