#AnbaDiktati – Les intellectuels du régime

Lorsqu’on pense aux intellectuels sous le régime Duvalier viennent à l’esprit les débuts d’une fuite de cerveaux sans précédent où « des professionnels, instituteurs, médecins, ingénieurs, architectes, avocats, hommes de lettres, artistes … s’établissent aux Etats-Unis, au Canada, dans des pays africains et, en petit nombre, en Europe. » Puis, les dizaines de professionnels, professeurs, étudiants, écrivains et artistes torturés, assassinés, ou emprisonnés dans les geôles du régime:

Il y eut aussi: André Marcus, Anthony Guichard, Charles Forbin, Ernst Sévère, Franck Légende, Gaveau Desrosiers, Georges Lauture, Guy Lomini, Hamilton Garoute, Hubert Legros, Jacques Jeannot, Jean-Claude Alexandre, Jean-Jacques Dessalines Ambroise, Joseph Wasembeck, Lionel Fouchard, Marie-Thérèse Féval, Mario Rameau, Max Chalmers, Néfort Victomé, Niclerc Casséus, Paul Emile Gaboton, Phito Garcia, Robert Désir, Roland Chassagne, Rony Lescouflair, Rosette Bastien, Yanick Rigaud …

La liste est longue et plus l’on s’y intéresse, plus on se rend compte de l’impact qu’une telle purge – puisque c’est de cela qu’il s’agissait – a pu avoir sur la capacité de développement de notre pays qui s’installera alors dans sa position quasi-éponyme d’unique pays moins avancé de l’hémisphère occidental. Une tradition qui perdure aujourd’hui où 5 à 6 diplômés universitaires sur 7 laissent le pays alors qu’ils sont déjà seulement 1% de la population à atteindre ce niveau.

C’est à son alma mater, la Faculté de médecine, que le Dr François Duvalier s’exercera pour la première fois à la répression. Nous sommes en 1949, sous l’administration du Président Léon Dumarsais Estimé dont le Dr Duvalier était le ministre de la Santé. Il fera alors interdire, sans autre forme de procès, l’Association des Étudiants en Médecine, Art Dentaire et de Pharmacie (ADEM) présidé par Jacques Stephen Alexis et dont le journal Le Caducée sensibilisait ses lecteurs à la politique mondiale. En 1960, les étudiants de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens (UNEH) s’opposant à certains actes du gouvernement, il fermera la Faculté de médecine et fera arrêter des étudiants membres du syndicat. Une grève étudiante de 4 mois s’ensuivra qui aboutira à la libération des étudiants prisonniers mais marquera aussi le début de la macoutisation de l’Université, aidée par des comparses tels Roger Lafontant, Serge Conille, Robert Germain, Didier Cédras ou encore Rony Gilot. Ce dernier s’adonne depuis quelque temps à des efforts pathétiques de révisionnisme dans Le Nouvelliste qui seraient à mourir de rire s’ils n’étaient une insulte constante à la mémoire des victimes.

C’est que, malgré la purge, il faut des cerveaux au régime, des cerveaux complices, pour penser le système administratif et mettre en place les superstructures chargées de maintenir le régime au pouvoir; ces pratiques et méthodes, dont le Professseur Leslie Manigat – qui, comme les frères Jumelle, avait commencé par soutenir le candidat noiriste Duvalier en 1957 avant d’être emprisonné puis forcé de prendre le chemin de l’exil lui aussi – constate, dans la vidéo ci-dessous, l’existence continue dans notre démocratie.

C’est le propre du totalitarisme que d’abolir la liberté de pensée à des degrés toujours plus pervers, par le contrôle total, non seulement de la pensée, mais aussi de l’action et des sentiments humains. Pour y arriver, le régime totalitaire repose sur des intellectuels qui jouent un rôle crucial dans la mise en place de dispositifs de domination au service du pouvoir certes mais aussi au service de leur propre pouvoir.

Dans son roman d’anticipation 1984, George Orwell campe brillamment en O’Brien le personnage de l’intellectuel du régime totalitaire. Membre du Ministère de l’Amour, il est chargé de « guérir » les opposants au régime et les convertir à l’idéologie de celui-ci. O’Brien n’est pas qu’un gardien de l’ordre de Big Brother, il est un des maîtres du système et prend plaisir à y exercer son influence, à contraindre l’autre à se plier à ses idées. Il est une pièce maîtresse de ce totalitarisme orwellien, système historiquement inédit de contrôle de l’esprit par la culture, les médias, la police et une forme d’organisation bureaucratique à grande échelle.

La grande innovation vient du fait que, désormais, aucune « vérité » n’est posée comme absolue. La « vérité » est à modifier en permanence; ce qui permet d’arriver à un pouvoir total sur les esprits. Lorsqu’un jour le Parti affirme que 2+2 = 3 et le jour d’après, que 2+2 = 5, on ne sait plus quoi penser et, de guerre lasse, on finit par attendre qu’on nous dise quoi penser. C’est le « scénario totalitaire » de la formation des croyances où la vérité ne dépend pas de sa comparaison avec la réalité ou les faits mais de sa conformité avec les règles en vigueur dans la communauté.

L’extrait du documentaire suivant est une belle illustration du fait. Il juxtapose – et l’effet est particulièrement réussi – la narration lyrique et enjouée de la radio nationale d’Haïti et la réalité d’un peuple dont les préoccupations ne pourraient être plus éloignées de ce « miracle d’amour » qu’on le dit vouloir vivre. Le plus intéressant, c’est que cela marche. Beaucoup de gens ont gardé d’excellents souvenirs de ce beau mariage qu’ils ont vu à la télévision et oublié, volontiers, les conditions de vie du peuple haïtien à cette époque autrement qu' »impatient de voir le couple présidentiel gravir les degrés de la cathédrale et soucieux d’entendre retentir l’orgue et d’écouter la voix de la soliste moduler le Veni creator« .

À défaut du peuple – et à leur place – les murs crient « Vive le Jean-Claudisme » et saluent le « Développement économique » alors qu’Haïti s’enfonce dans un sous-développement chronique. René Dépestre dresse un tableau où:

on voit depuis quelque temps prospérer les industries du plaisir, les casinos, les jeux, la prostitution (féminine et masculine) qui, avec la drogue, sont en train de transformer Haïti en un lupanar international – comme c’était le cas de Cuba – avant la révolution où les mafias en tous genres trouvent leur champ d’expansion. On cite les cas d’adolescentes de treize à quatorze ans qui, pour pouvoir continuer leurs études, se livrent une partie de la journée à la prostitution et le reste du temps se consacrent à leurs devoirs scolaires.

René DEPESTRE, « La recolonisation du plus pauvre pays de l’hémisphère occidental », Le Monde diplomatique, Paris, décembre 1977, p. 20

Les murs toutefois invitent, malgré tout, à, « sous l’égide du Jean-Claudisme progressiste, gravi[r] ensemble les chemins montants de la prospérité et des grandes espérances« . Aujourd’hui, des murs de Twitter et Facebook essaient de prendre la relève, s’attelant à effacer le passé.

Dès le début de 1984, le héros Winston Smith, employé au Ministère de la vérité, explique:

Le passé n’avait pas seulement été modifié, il avait été bel et bien détruit. Comment en effet établir même le fait le plus évident quand il n’en existait plus de témoignage ailleurs que dans votre mémoire personnelle ?

C’est que, pour que son pouvoir soit total, le Parti supprime toutes les références au passé et, avec, l’esprit critique. En l’absence de toute référence historique, les alternatives disparaissent, la soumission et l’obéissance sont complètes. La révolte n’est plus possible puisqu’aucune autre société ne l’est. C’est la servitude volontaire dénoncée par la Béotie.

Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance.

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, p. 8

Arriver à cet état de servitude qui s’ignore était la mission qu’avaient acceptée et s’étaient confiées les intellectuels du régime. Nous retiendrons 6 postes-clés pour les billets de la semaine:

  • Le porte-parole et guide fasciste: Gérard de Catalogne
  • Les technocrates socialistes: Jules et Paul Blanchet
  • L’auteur de discours noiriste: Clovis Désinor
  • Le poète manipulateur: Gérard Daumec
  • Le journaliste d’État: George J Figaro
  • Les technocrates libéraux du bébé dictateur: Théo Achille, Jean-Marie Chanoine, Frantz Merceron et Frantz Robert-Monde.

Avec eux, continue un travail de mémoire pour éviter que les mensonges ne deviennent l’histoire et que « le passé éta[n]t effacé et l’effacement oublié, le mensonge dev[ienne] vérité ».

5 réflexions sur “#AnbaDiktati – Les intellectuels du régime

  1. On se demande pourquoi on oublie toujours Roger Gaillard dans la liste des intellectuels duvaliéristes alors qu’il a été pendant des années directeur du journal officiel Le Nouveau Monde sous François Duvalier. Parce que ça fait tâche dans la théorie ?
    Comment peut-on parler des idées guidant le régime duvalier sans parler du noirisme de façon consistante? Il faudra tôt ou tard affronter ce démon-là en toute sérénité…

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    1. Il faut pas se demander. Il faut juste proposer. Je n’ai pas vécu la dictature, mes références sont donc livresques pour la plupart. Je vais donc me renseigner et voir ce que je peux trouver.

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  2. La mise sous coupe réglée de l’Université d’Etat d’Haiti n’a pas commencé en 1949.

    Certes, le ministre de la Santé du président Estimé, François Duvalier, avait – cette année-là, de concert avec le préfet de PAP, Boileau Méhu – interdit l’ADEM (Association des Étudiants en Médecine, Art Dentaire et Pharmacie), présidée par Jacques Stephen Alexis.

    Mais la grève de 4 mois – dont le texte fait mention – a commencé le 22 novembre 1960 sous la houlette de l’UNEH, qui allait plus tard être déviée de sa mission originelle.

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  3. Merçi la loi de ma bouche pour ce travail de memoire. Jean Jacques Dessalines Ambroise et Mario Rameau ont laissé un chef d’oeuvre sur La Revolution Haïtienne. Un ouvrage a lire…….

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