Anatomie d’une traduction

Qui pratique plus d’une langue tombe fatalement sur de faux amis. Si papa m ap ranje yon kamyon, il ne le range pas, il le répare. Si nous disions que les agents du BSAP sont des aksyonè, des endividi, des anjandre, des epav qui cherchent à nous lage dans le myèl, nous n’entendrions certainement pas que ce sont des actionnaires individuels d’une entreprise engendrant des épaves larguant du miel – encore que … Vous l’aurez compris, les faux amis sont indignes de confiance. Lorsque les mots high court de Nairobi se sont présentés aux journalistes haïtiens, ils n’auraient pas dû faire l’association avec notre Haute Cour de Justice avant de glisser vers la Cour Suprême.

Les faux amis sont frekan, voir même pèmèt, et prompts à nous mettre dans des zen. Aussi, un traducteur doit-il s’assurer d’interpréter le texte de façon systémique et non comme une suite de mots. La théorie de la traduction d’Andrei Fedorov [Osnovy obščej teorii perevoda (Lingvističeskie problemy), 1968] pose l’impossibilité de la traduction mot-à-mot en 3 facteurs principaux: l’absence de correspondant lexicographique ; une sémantique incomplète lorsque le correspondant existe ; des mots polysèmes dont les correspondants traduisent le sens à divers degrés. Le grand tort de la mauvaise traduction est de ne pas tenir compte du contexte. L’affiliation étymologique ou la proximité sémantique ne se traduisent pas en équivalence des mots. Elles construisent une ambiguïté susceptible d’induire en erreur et dont le jugement passe par la (re)construction du récit que raconte la langue qui est aussi culture.

Dans Anatomie d’une chute (2023), la réalisatrice française Justine Triet explore la prégnance de l’ambigu dans nos vies. Comment un seul moment peut tout faire basculer. Combien la confiance dans la réalité, en l’autre, en nous, peut être irrémédiablement brisée par une chute. À la fin du film, nous sommes forcés comme Daniel, le fils de l’héroïne, de décider de l’histoire à laquelle nous voulons croire. Sandra a-t-elle tué son mari ? Samuel s’est-il suicidé ? Le seul témoin, Daniel, est non-voyant, à quel point son témoignage est-il crédible ? Et, pour ne rien arranger, Sandra parle anglais alors que la cour parle français. Même la version instrumentale de « PIMP » de 50 Cent participe de cette ambiguïté. Si aucun des mots de la chanson n’est prononcé, la chanson continue-t-elle d’être misogyne ?

Au tribunal, les parties s’efforcent de reconstruire la chute de Samuel. Chacun s’essaie à traduire ce qui s’est passé en récit convaincant capable de garantir la victoire de leur camp. La recherche de la vérité ici est résolument partiale. Elle est au service de la plaidoirie. Quelqu’un qui s’oppose à la venue de la mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) voudra que la High court soit la cour de dernière instance sur le dossier. Déciderait-elle de l’inconstitutionnalité de l’envoi de policiers kényans en Haïti, ce serait la fin de cette nouvelle « invasion internationale impérialiste ». Ceux qui sont favorables à la mission préfereraient également que ce soit la dernière instance, cela pourrait vouloir dire que les Kényans arriveront plus vite. Aucune des parties n’avait intérêt à ce que ce soit la première étape de ce qui pourrait devenir une procédure juridique longue et chronophage.

N’ayant pas de chien à la chasse, je suis partie à la recherche de l’origine de cette propagation mimétique de la mauvaise traduction de la cour de Nairobi. Il est fort possible que celle-ci nous soit d’abord arrivée par la grâce du média alternatif Alterpresse qui, le 24 octobre 2023, titre sur le prolongement de l’interdiction d’envoyer des policiers en Haïti jusqu’au 9 novembre 2023. L’article parle de la « Haute Cour du Kenya » – c’est plutôt celle de Nairobi, capitale du Kenya – et uniquement. C’est l’éditeur qui décidera de faire le saut vers la Cour suprême du Kenya, un terme qui sera maintenu pour la couverture de cette action en justice.

La Cour Suprême du Kenya présidée par le juge Chacha Mwita fait son entrée dans le lexique de la presse haïtienne. Aujourd’hui, pour commenter la décision du juge Mwita, nous la retrouvons dans la presse parlée, écrite et télévisée, médias en ligne et traditionnels. Aux nouvelles de ce midi, la très sérieuse radio Métropole précisera même qu’il s’agit de «la plus haute juridiction» du Kenya. Hier, le plus ancien quotidien d’Haïti nous informait que, aujourd’hui , vendredi, « la Cour suprême tranchera[it] l’action en inconstitutionnalité du déploiement d’un peu plus de 1 000 policiers ». La traduction simultanée à l’ONU ayant elle aussi parlé de «cour suprême», peut-être le Nouvelliste, qui rapportait les conclusions de la rencontre d’hier sur Haïti à l’ONU, s’est-il uniquement contenté de reprendre, sans guillemets, cette traduction. Aucun média ou presque ne semble y échapper.

Nous voilà donc dans une nouvelle réalité où le Kenya aurait décliné sa participation à la MMAS et où les commentateurs et autres analystes se perdent dans des sophismes débouchant sur des conclusions les unes plus absurdes que les autres, créant une ambiguïté de plus dans une situation déjà confuse. Le billet précédent a tenté une correction mais est-ce bien utile quand la nouvelle s’est déjà répandue ? Les faits suffisent-ils pour lever tous les doutes ? La vérité peut-elle rattraper la rumeur qui a déjà couru ? Le récit de l’échec de la future MMAS étant déjà établi, ces questionnements importent-ils ? Le gouvernement kényan a annoncé qu’il allait faire appel contre la décision mais personne n’en parle parce que la décision qui importe est celle du récit que l’on choisit de croire.

Vous l’aurez compris, ce billet est un prétexte pour vous inciter à regarder l’excellent film de Justine Triet. Il s’agit d’un drame juridique qui, lui aussi, sert de prétexte à une analyse de la vérité en s’intéressant aux frontières floues entre la fiction et la réalité et surtout les histoires que nous nous racontons – coucou Kierkegaard – pour que notre réalité fasse sens.

Le film est disponible sur les sites de streaming.

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