Des rêves de palais

Dans l’Empire ottoman du XIXe siècle, une institution incarne le contrôle absolu des habitants : le Tabir-Sarrail, où des traducteurs interprètent les rêves des hauts fonctionnaires comme ceux des citoyens lambda. C’est un environnement oppressif, dangereux et imprévisible où chaque action peut avoir des conséquences dévastatrices. Les intrigues et les machinations politiques rivalisent avec les manipulations les plus perverses. C’est dans ce contexte que travaille Mark-Alem, jeune Albanais, issu d’une famille de hauts fonctionnaires, qui a aussi peur de ses interprétations des rêves des autres que de ses propres rêves. Des rêves étranges et inquiétants qui remettent en question sa propre perception de la réalité, ce qui contribue à son sentiment de vulnérabilité et d’incertitude.

Dans le livre de Daniel, Daniel est confronté à plusieurs dilemmes, dont le plus significatif se produit lorsque le roi Darius promulgue un décret interdisant toute prière à un dieu ou à un homme autre que le roi pendant trente jours (Daniel 6:6-9). Voilà donc Daniel en conflit direct avec la loi du roi et la loi de Dieu. Un conflit constant du monisme grec qui voit Socrate sacrifié au sécularisme moderne qui voit Dieu défunt. Jésus, révolutionnaire, avait un temps proposé une position médiane : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22:21). Mais même ses fidèles ne surent s’y tenir, comme en témoignèrent, en Occident, les luttes sanguinaires entre sacerdotalistes et césaro-papistes.

L’interprétation des rêves est une constante dans le récit humain, du temps du rêve des aborigènes d’où émerge la vie consciente aux révélations bibliques annonçant la fin du monde. Ceux qui interprètent les rêves font le lien entre l’avant et l’après. Du néant du présent, ils tirent du passé des traces du futur. Cela représente un pouvoir immense : celui de donner du sens et de renforcer l’illusion nécessaire au maintien de tout pouvoir. C’est Joseph trouvant un sens au rêve du Pharaon et sauvant son règne (Genèse 41:25-32). Ce sont les visions de Gédéon insufflant le courage nécessaire au peuple d’Israël pour remporter la victoire (Juges 7:13-15). C’est aussi Daniel interprétant les rêves du roi Nabuchodonosor et le conseillant sur ses choix politiques (Daniel 2:31-45).

La politique et la religion sont deux technologies de contrôle de la foule dont le pouvoir repose sur le maintien d’une illusion d’obéissance naturelle à l’autorité, et deux coqs ne vivent que difficilement dans une même basse-cour sans que l’un ne finisse par dominer l’autre. Daniel, conseiller favori du roi, demeure fidèle à sa foi en Dieu et continue de prier ouvertement malgré le décret royal. Il est dénoncé et jeté dans la fosse aux lions (Daniel 6:10-17). La question fondamentale est celle du conflit entre les croyances personnelles et la soumission à l’autorité politique. C’est le même dilemme auquel est confronté Mark-Alem au sein du Tabir-Sarrail où il doit choisir entre son intégrité personnelle et les intérêts du régime. Daniel et Mark-Alem partagent tous deux le don de comprendre les rêves et de les interpréter. Le premier réussit à utiliser son don pour conseiller son roi et servir Dieu, qui le délivre miraculeusement de la fosse aux lions (Daniel 6:18-23). Le second finit prisonnier d’un système politique totalitaire où les rêves sont des outils de contrôle et de manipulation au service du régime.

Dans Le Palais des rêves (1981), Ismaïl Kadaré tente une réflexion en profondeur sur la nature et la réalité du pouvoir. Celui-ci opprime et corrompt. En s’immisçant dans l’intimité des individus, il cherche à établir un contrôle absolu sur leurs pensées et leurs actions. Kadaré n’est pas tendre avec le pouvoir qu’il voit comme étant naturellement porté vers l’absolutisme. Son ouvrage est une mise en garde contre la concentration du pouvoir et la perte de liberté qu’elle entraîne. Cette surveilllance constante, excessive, abusive aux visées téléologiques de destruction de l’autonomie personnelle. Voilà pourquoi le centre du pouvoir est une organisation chargée de surveiller les rêves – et donc le subconscient. Le Tabir-Sarrail est ainsi chargé de produire des rapports destinés à l’usage exclusif du sultan qui permettent de distinguer les signes de loyauté et de dissidence à travers les images oniriques les plus fugaces, à l’insu même du rêveur dont l’intimité appartient désormais à l’administration. Dans ce panoptique particulier, le Tabir-Sarrail est le gardien central surveillant les prisonniers que sont tous les citoyens. Le Palais des rêves est une manifestation ultime de la biopolitique foucaldienne où plus que les corps, le pouvoir politique cherche à réguler les esprits des individus.

Hannah Arendt ( (La Condition de l’homme moderne, 1958) voit dans cette intrusion dans l’intimité des individus un trait distinctif du totalitarisme. Les citoyens se sachant constamment surveillés, et leurs rêves analysés, vivent dans un sentiment de surveillance omniprésente qui influence leurs pensées et leurs actions. La suppression de la sphère privée est cruciale dans la consolidation du pouvoir totalitaire. Un État qui réussit à contrôler les pensées et les désirs des individus est un État pratiquement invulnérable à la résistance et à la dissidence. Qu’il y arrive en surveillant les rêves des individus ou à travers les télécrans et la novlangue (Georges Orwell, 1984, 1949), le résultat final est la fin de la liberté individuelle par l’empiètement progressif du pouvoir étatique sur la sphère privée.

C’est la grande bataille du 21e siècle. La dernière conquête : celle des esprits. Celle qui consacre le pouvoir des récits et des symboles dans la manipulation des pensées et des comportements humains. Celle qui explique les guerres (pour le contrôle) de l’information. C’était la bataille de l’Église catholique qui, par le sacrement de la confession, avait réussi à subjuguer le pouvoir du roi pendant la période du Moyen Âge. La confession servait alors de moyen de surveillance et de contrôle social, où les individus étaient incités à révéler leurs pensées les plus intimes et leurs péchés à un prêtre, qui agissait comme un intermédiaire entre eux et Dieu. Un prêtre qui confiait les informations ainsi obtenues à sa hiérarchie, qui en usait pour asseoir son pouvoir terrestre. Comme avec le Tabir-Sarrail, la confession sous la surveillance de l’Église créait un climat de méfiance et de conformité, où les individus étaient incités à se conformer aux normes établies par l’autorité, religieuse cette fois. Aujourd’hui, nous allons à confesse sur les réseaux sociaux : c’est un autre système où les prêtres, prophètes et autres interpréteurs de rêves sont remplacés par des analystes de données, mais où les effets ne sont pas si différents. Des gens que nous ne connaissons pas savent plus de nous que nous-mêmes, et nous influencent avant même que nous ayons pensé à former une idée.

C’est le propre des régimes totalitaires que de chercher à abolir la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, ce qui leur permet de contrôler et de surveiller les individus même dans leurs activités les plus personnelles. Cette suppression de la vie privée permet au régime de s’immiscer dans les pensées et les croyances des individus, ce qui renforce son emprise sur la société. Arendt souligne que ce type de contrôle va au-delà de la simple surveillance : il s’agit d’une tentative d’atteindre et de manipuler les esprits des citoyens, créant ainsi une conformité idéologique et une soumission totale au pouvoir en place (Les Origines du totalitarisme, 1951). Cette intrusion constante dans l’intimité humaine est l’une des caractéristiques les plus pernicieuses et destructrices du totalitarisme. Pourtant, nous voilà invitant les plateformes des réseaux sociaux chez nous, dans nos rêves, constamment. Avec des résultats dévastateurs. Pour la santé mentale. Pour le développement humain. Pour la démocratie.

Heureusement, les États-Unis d’Amérique ont décidé de bannir TikTok … parce que la compagnie est chinoise.


Le billet d’aujourd’hui renverse la tendance. Une lectrice a proposé un ouvrage et suggéré de trouver une histoire biblique pour l’accompagner. Le défi était intéressant, et je me suis prêtée au jeu. J’espère que le résultat lui convient.

Pour l’étude biblique de dimanche prochain, nous continuons l’exercice de jumeler un livre contemporain avec une histoire biblique. Comme d’habitude, vous pouvez soumettre vos suggestions via le lien suivant : https://ngl.link/laloidemabouche

Une réflexion sur “Des rêves de palais

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