Mon premier amour

La première fois où je suis tombée amoureuse, j’avais dix ans. Je l’ai rencontré à la bibliothèque de l’école, où je me réfugiais souvent après les cours pour retrouver, dans la plus parfaite solitude, mes amis les plus chers. C’était un mercredi après-midi. Il était beau, séduisant, brillant. Il était porteur d’une révolution des sens, des conventions et de la langue. J’étais sous le charme.

Ce fut instantané. Aucune place pour le doute. Le coup de foudre. Deux ans déjà que je courais le risque d’être emportée par un tourbillon existentialiste et absurdiste et le voilà me parlant d’absolu et de transcendance par le biais de la symbolique. Et, ce qui ne nuisait pas, il avait un visage d’ange, les cheveux en bataille et des yeux d’une intensité d’où transpiraient l’audace, l’indépendance, la liberté. Des yeux confiants d’un adolescent talentueux qui sait qu’il va marquer le monde.

Des après-midis durant, dès que je pouvais m’échapper, je partais le retrouver, en secret, à la bibliothèque. J’avais de la chance. Mon père ne venait me chercher que très tard dans l’après-midi, longtemps après le renvoi. J’étais toujours une des dernières élèves à partir. Cela me laissait énormément de temps à passer avec lui, jusqu’au jour où j’ai pu m’offrir ses illuminations et le rejoindre, régulièrement, l’aube et lui, au bas du bois.

Plus tard, j’ai découvert proprement Arthur Rimbaud, le poète provocateur, l’enfant terrible, l’artiste conflictuel. En classe, l’on m’introduit à sa légende, sa langue novatrice, son style audacieux. Rimbaud était celui qui a réussi à transcender les normes et à tirer la poésie, même à son corps défendant, vers la modernité. En quelques poèmes, celui qui a mis fin à sa carrière de poète alors qu’il était encore adolescent, devint une figure emblématique du symbolisme, préfigurant le surréalisme. En peu de temps, il a redéfini les frontières de la poésie pour nous offrir l’exploration la plus poétiquement efficace de la subjectivité, de l’irrationnel et de l’inconscient.

La poésie de Rimbaud est introspective. Une tentative de compréhension de l’unité moi-Je, et surtout de Je, ce « trop de mère » dont l’adolescent en colère qu’il était rêvait sans succès de pouvoir se débarrasser. « Je est un autre » écrivait-il, péniblement conscient du fait que cet autre c’était encore lui. Moi qui adorait et qui n’ai jamais fait qu’adorer ma mère, je ne le comprenais pas, mais je ne l’en sentais que plus. À travers lui, je me faisais moi aussi voyante. Par lui, avec lui et en lui, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. J’avais fini moi aussi par trouver sacré le désordre de son esprit. Je vivais avec lui l’hallucination des mots, le rejoignant volontiers dans son bateau ivre.

À 20 ans, après une saison en enfer, il largue les amarres, choisit l’exutoire le plus prosaïque pour sa colère et part, en Afrique, chercher fortune. Le poète cède brusquement la place à l’aventurier laissant au monde le souvenir inoubliable d’une période brève et intense qui le marquera de façon indélébile.

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