Qui cherche trouve*

L’affaire Petrocaribe est potentiellement le plus vaste crime financier de notre histoire. Au-delà de ces milliards de dollars dépensés par 6 gouvernements successifs dans la plus grande opacité, c’est la dilapidation d’une opportunité unique de développement qui enrage le plus. Lorsque, il y a douze ans, un 14 mai 2006, Haïti rejoignait le programme Petrocaribe, c’était dans l’espoir que les fonds mis à disposition participent d’une transformation de la société en la rendant plus juste, plus équitable, plus participative et plus solidaire. À l’occasion de la signature de l’accord, le Président Chavez, ancien président du Vénézuéla et grand concepteur de l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), présenta celui-ci comme l’occasion pour son pays de « pa[yer] une dette historique envers Haïti, une dette éternelle qui constitue aussi la racine de la liberté et la racine de la nation vénézuélienne ».

Douze ans plus tard, les Haïtiens se retrouvent à marcher pour exiger – après maints rapports et des accusations d’instrumentalisation politique de part et d’autre– un audit sur l’utilisation des fonds Petrocaribe, des arrêts de débet et de refus de décharge pour les comptables de deniers publics concernés et un procès criminel, avec restitution à la clé, pour que justice soit faite et une leçon tracée. La mobilisation a gagné toutes les provinces et même la diaspora. L’ancien ministre de l’économie et des finances de l’administration Martelly-Lamothe et actuel directeur de cabinet du Président Moïse a pleuré à la télé. Le Président Martelly, sous pression des grands hôteliers, a dû rétracter ses « blagues » voulant qu’il ait investi l’argent dans les hôtels internationaux. La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif a annoncé pour janvier les résultats de l’enquête. Le Président vient de s’engager à donner les ressources nécessaires. Le nouveau Premier ministre en a fait un point central de sa politique générale… Le tout en moins d’un mois de #PetroCaribeChallenge. Pas mal, pour un mouvement lancé par un tweet.

C’est la plus grande force de ce mouvement. Il n’a pas de leader, à dessein. Lide anvan lidè. Certains peinent à le comprendre. Ils s’échinent sans succès à lui en donner. Des têtes à étêter. Mais nous sommes de la génération Internet. Le réseau est notre mode de fonctionnement. Un réseau partagé, anonyme, décentralisé, à l’image de Freenet, ce réseau à l’intérieur d’Internet, développé par Ian Clarke en 1977 et destiné à résister à la censure au moyen du peer-to-peer. Une organisation amorphe, dépourvue de siège officiel, d’organigramme, de liste du personnel ou même de membres permanents. Le Petrocaribe Challenge est hautement informel et les tentatives de le censurer ne font que le renforcer. C’est l’effet Streisand -du nom de la célèbre chanteuse Barbara Streisand dont les efforts pour supprimer du Réseau des photos satellites de sa maison se sont traduits par des millions de personnes se rendant compte de leur existence et y accédant.

Les intentions des censeurs se retournent contre eux. Ils arrachent des banderoles et des pancartes et les gens se transforment en pancartes. Ils s’en prennent au financement des t-shirts, des maquettes sont publiées et les t-shirts imprimés se multiplient dans les marches à travers le pays. Telle l’Hydre de la mythologie, chaque tentative de bloquer un aspect du mouvement voit des copies apparaître partout dans l’infosphère haïtienne. L’auto-communication de masse (Castells, 2007) prend le relais, là ou des médias de masse contrôlés par l’État et les grandes entreprises ne sont plus présents ou peu. La communication de plusieurs à plusieurs, par les réseaux sociaux, offre à la société civile et à ses militants un espace où tous peuvent se faire entendre et défendre leurs points de vue, des caractéristiques essentiels d’un espace démocratique.

C’est de la démocratie dans son acception primaire d’un homme une voix qu’il s’agit ici et non de la démocratie représentative de la règle de la majorité. Tous ceux qui peuvent se connecter en ligne peuvent y interagir à un coût négligeable et sans le contrôle qui existe dans les médias de masse. Il n’y existe pas d’intérêt général limitant les actions des uns, la seule censure vient des limites techniques de chacun et/ou de l’autocensure. Cette opportunité unique facilite l’interaction subversive et met en lumière les enjeux réels de cette mobilisation nationale autour de l’affaire Petrocaribe.

Dans The Dramatization of Evil (1938), Frank Tannenbaum, le grand-père de la théorie de la labellisation, rappelle que, lorsqu’un acte est commis, il existe plusieurs façons de définir la situation qui en résulte. Cette définition est construite au fil du temps et renforcée par l’interaction avec les autres. Les réseaux sociaux permettent d’accélérer ce rapport au temps. Le hashtag #PetroCaribeChallenge a atteint des millions de gens en moins d’une semaine. En lançant sa question, Gilbert Mirambeau a déclenché une réaction en chaîne dans la twittersphère avant d’envahir les autres médias sociaux haïtiens.

L’affaire Petrocaribe n’est plus juste une question de corruption orchestrée par des responsables de l’État, elle en devient plus prégnante, plus concrète. Désormais, les Haïtiens veulent savoir #KoteKòbPetroCaribeA – où est passé l’argent des fonds Petrocaribe – et s’emploient à le chercher dans une vaste opération d’audit collectif. En déplaçant les dynamiques d’agrégation de groupes d’une longue association à des relations spontanées entre utilisateurs en réseaux, Internet a transformé l’action (cyber) militante qui n’en devient plus que le fait d’un ou de quelques individus y déclenchant des réactions stigmergiques facilitées par la structure même du Réseau.

L’Internet est une série de protocoles basés sur une architecture précise : l’hétérarchie. Système organisationnel fait de chevauchements, de multiplicité, d’ascendance mixte et/ou selon des relations divergentes mais co-existantes, l’hétérarchie – le terme est employé pour la première fois dans un contexte moderne par le neurologiste et cybernéticien, Warren McCulloch (1945), pour décrire l’organisation non-hiérarchique mais ordonnée du cerveau humain – désigne à l’origine une structure politique ancestrale dont celle des Nuer (ou Nouers ou Naath) du sud du Soudan, présentée au monde extérieur par les travaux de l’ethnologue Evans Pritchard dans les années 1930, est considérée comme un archétype. Cette ethnie particulière aurait été l’une des rares à avoir réussi à éviter la colonisation grâce, en grande partie, à une structure politique horizontale, sans leader désigné et pourtant très bien organisée. Cette fluidité structurelle leur aurait permis de contourner les hiérarchies imposée par la colonisation de la région, en facilitant des actions en essaim dans une coopération libre et ouverte. Le même principe est à l’œuvre sur le Réseau, qui n’est « inter » que parce qu’il reste toujours ouvert.

L’Internet, c’est un protocole et non un mode d’emploi ; un accord de base sur l’organisation de la coopération, pas un modèle-type de coopération. Il assume que chaque nœud du réseau ou moyen de transmission est intrinsèquement peu fiable et considère chaque lien et chaque nœud comme également disponible. Il n’y a aucun contrôle central, aucune mesure de la performance du réseau. C’est une entité active, douée d’une capacité d’auto-organisation et dont chaque partie est extraordinairement résilient. En cas d’échec de l’une, les autres ont vite fait de la remplacer et de continuer à assurer que le message arrive à destination. C’est là le meilleur atout d’un système conçu à l’origine pour survivre à ses défaillances.

La formule est bien connue: « The Internet interprets censorship as damage and routes around it ». La loi Gilmore – du nom de l’informaticien, John Gilmore, informaticien militant et co-fondateur de l’EFF – plus qu’un vœu libertaire est une conclusion scientifique basée sur l’architecture même du réseau. Le but principal d’Internet est de permettre aux données de passer d’un point à un autre, quels que soient les circonstances et la censure y est ainsi interprétée. La raison ou l’auteur de cette censure importe peu, toute information présente sur le réseau peut être atteinte. Qu’elle soit cryptée ou placée derrière un pare-feu, il est toujours possible d’y accéder, en trouvant le code ou en contournant l’obstacle. Quand on y ajoute les capacités de millions d’internautes agissant en essaim pour trouver réponse à leur question, le doute n’est plus presque possible.

C’est le principe des algorithmes d’optimisation de fourmis (ACO). Il suffit qu’une ressource soit disponible quelque part dans l’environnement pour que l’essaim arrive à l’atteindre. D’abord en se déplaçant par hasard, puis en suivant les traces (phéromones ou bits) laissées par les autres. Il est ainsi plus effectif, plus rapide et plus intelligent que tout acteur qui essaie de l’empêcher de toucher à son but. Intrinsèquement allergique à l’organisation hiérarchique, il compte sur les relations horizontales pour continuer à exister. Il en ressort une structure fondamentalement disruptive tant pour la société que pour nos modes d’organisations.

Ces développements permettent d’envisager :

  • Une augmentation de l’intérêt porté à la cause de la transparence et de la reddition de comptes,
  • Une plus grande impression d’impartialité puisque porté, financé et organisé par les participants eux-mêmes,
  • Un accroissement des réseaux de renseignement humain dans les institutions visées, protégés par l’anonymat et facilités par l’utilisation d’Internet, notamment le service de messagerie chiffrée ProtonMail,
  • Une émergence du renseignement ‘libre’ (open source) et une utilisation accrue de l’intelligence collective.

le tout, grâce à des volontaires déterminés et engagés, consacrant temps, argent et savoir (technique) à une cause qu’ils croient justes et des communautés de plus en plus séduites par celle-ci.

La lutte est ainsi franchisée. Chacun, dans son département, dans sa commune, dans son quartier, peut lancer un chapitre et retrouver le mouvement national. Le pays entier pourrait bientôt se retrouver à chercher les fonds Petrocaribe. Et qui cherche trouve.


* Ce billet est largement informé par les résultats d’un travail de recherche précédent sur le wikimilitantisme.

12 commentaires sur “Qui cherche trouve*

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  1. L’élégance de la plume de Madame Camillien me fait perdre la tête comme si j’étais sous l’effet des hallucinogènes. En un instant j’ai oublié l’affaire #petrokaribe pour déguster son extrême méthodologie appliquée à cet article encyclopédique. Je suis fan de ce blog depuis Août 2015… Jamais j’ai été déçu d’un des articles. Bref… Je sais toujours pas comment t’exprimer mon amour pour ta plume🙈

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  2. Cela fait toujours un grand plaisir de lire Patricia, ses textes sont toujours bien articulés, bien documentés, preuve d’une solide érudition. Mwen panse Patricia se yonn nan mon ki pi konn ekri nan peyi a. Hérold Jean-François

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